« Généraux à la poubelle, l'Algérie sera indépendante »
la nouvelle révolution algérienne comme moment fanonien
Hamza Hamouchene
15 juin 2021
Six decades after the death of the revolutionary thinker Frantz Fanon and the publication of his masterpiece The Wretched of the Earth, Algeria is witnessing another revolution, this time against the national bourgeoisie that Fanon railed against in his passionate and ferocious chapter ‘The Pitfalls of National Consciousness’. What would he say about the new Algerian revolution? How might he act in the face of current events? What can we as young Algerians learn from his reflections and experiences? This long read, based on a chapter in the upcoming book ‘Fanon Today: The Revolt and Reason of the Wretched of the Earth’ (Edited by Nigel Gibson, Daraja Press 2021) is an attempt to analyse the 2019-2021 Algerian uprising through a Fanonian lens, trying in this way to shine a light on Fanon’s genius, the timeliness of his analysis, the lasting value of his critical insights and the centrality of his decolonial thought in the revolutionary endeavours of the wretched of the earth.
Pendant la période de bouleversement que la région de l'Afrique du Nord et de l'Asie occidentale a connue il y a une décennie (2010-2011) - ce qui a été surnommé le « printemps arabe », la pensée et la praxis de Fanon se sont avérées plus pertinentes que jamais. Non seulement pertinentes mais perspicaces dans la mesure où elles nous ont aidés à saisir la violence du monde manichéen dans lequel nous vivons et la rationalité de la révolte contre lui.
Les écrits de Fanon ont eu lieu dans une période de décolonisation des pays d’Afrique et du Sud en général. Né Martiniquais et Algérien par choix, il écrivait du point de vue de la révolution algérienne contre le colonialisme français et sur ses expériences politiques sur le continent africain. On pourrait se demander, ses analyses peuvent-elles transcender les limites du temps? Peuvent-elles être universelles ou imprégnées de tendances universalistes? Pouvons-nous apprendre de lui en tant que penseur intellectuel et révolutionnaire engagé? Ou devons-nous simplement le réduire à une autre figure anticoloniale qui est largement hors de propos à notre époque « post-coloniale »?
Pour moi, en tant que jeune activiste algérien, la pensée dynamique et révolutionnaire de Fanon, toujours autour de la création, le mouvement et le devenir, est si prophétique, vivante, inspirante, analytiquement pointue et moralement engagée dans l’émancipation et la désaliénation de toutes les formes d’oppression. Il a plaidé avec force et persuasion pour une voie vers l’avenir où l’humanité « avance un peu plus loin » et se détache du monde du colonialisme et de l’universalisme européen. D'une autre manière, il représentait la maturation de la conscience anticoloniale et était un penseur décolonial par excellence. Véritable incarnation de « l’intellectuel engagé », il a transformé le débat sur la race, le colonialisme, l’impérialisme, l’altérité et ce que signifie pour un être humain d’en opprimer un autre.
Malgré sa courte vie (il mourut à l’âge de 36 ans de la leucémie), la pensée de Fanon est très riche et son travail fut prolifique : des livres, des articles et de nombreux discours. Il a écrit son premier livre Peau Noire Masques Blancs (Fanon, 1952) deux ans avant Dien Bien Phu (1954) et il a écrit son dernier livre, le célèbre Les damnés de la Terre (Fanon, 2002), un essai canonique sur la lutte anti-colonialiste et tiers-mondiste, un an avant l'indépendance de l'Algérie (1962), à un moment où les pays africains accédaient à l'indépendance. Dans sa trajectoire, on peut voir les interactions entre l'Amérique noire et l'Afrique, entre l'intellectuel et le militant, entre pensée / théorie et action / pratique, entre idéalisme et pragmatisme, entre analyse individuelle et mouvement collectif, entre la vie psychologique (il était formé en tant que psychiatre) et la lutte physique, entre nationalisme et panafricanisme et enfin entre questions du colonialisme et celles du néocolonialisme (Bouamama, 2017, p140-159).
Il mourut moins d'un an avant l'indépendance de l'Algérie le 5 juillet 1962. Il n'a pas vécu jusqu'à voir son pays d'adoption se libérer de la domination coloniale française, ce qu'il croyait devenu inévitable. Cet intellectuel et révolutionnaire radical s'est consacré corps et âme à la libération nationale algérienne et a été un prisme à travers lequel de nombreux révolutionnaires à l'étranger ont compris l'Algérie et l'une des raisons pour lesquelles le pays est devenu synonyme de révolution du tiers monde. Les idées de Fanon ont toujours été influencées par la pratique et étaient transformatrices, elles ont inspiré des luttes anticoloniales dans le monde entier, façonné le panafricanisme et profondément influencé les Black Panthers aux États-Unis.
Fanon a écrit: « Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir » (Fanon, 2002, p197). Le défi se pose à nouveau ces dernières années avec une explosion de révoltes et de soulèvements partout dans le monde qui comprend la deuxième vague de soulèvements arabes de l'Algérie au Liban et du Soudan à l'Irak. Six décennies après la publication de son chef-d’œuvre Les Damnés de la Terre, l’Algérie assiste à une autre révolution, cette fois contre la bourgeoisie nationale contre laquelle Fanon se déchaînait dans son chapitre passionné et impitoyable « Mésaventure de la conscience nationale » du même livre.
Qu’aurait-il dit de la nouvelle révolution algérienne? Comment aurait-il agi face à l'actualité? Que pouvons-nous en tant que jeunes Algériens apprendre de ses réflexions et de ses expériences? Cet article est une tentative d'analyser le soulèvement algérien 2019-2020 à travers un regard fanonien, essayant de mettre en lumière le génie de Fanon, l'actualité de son analyse, la valeur durable de ses idées critiques et la centralité de sa pensée décoloniale dans les efforts révolutionnaires des damnés de la terre.
Alice Walker a dit un jour: «Un peuple ne rejette pas ses génies. Et s’ils sont jetés, il est de notre devoir en tant qu’artistes et témoins de l’avenir de les récupérer pour le bien de nos enfants et si nécessaire, os par os » (Walker, 1983, p92). C’est dans cet esprit que j’entreprends cette contribution, car les idées théoriques et la pratique radicale de Fanon ont été largement absentes de la pensée politique algérienne au cours du dernier demi-siècle pour diverses raisons que j’aborderai ci-dessous.
Mais avant d’y arriver, il faut un petit détour historique par la période coloniale pour contextualiser la pensée de Fanon et jeter les bases de ses critiques de la bourgeoisie prédatrice contre laquelle les Algériens se sont révoltés de 2019 a 2021.
Fanon et l'Algérie coloniale
« Cette opulence européenne est littéralement scandaleuse car elle a été bâtie sur le dos des esclaves, elle s'est nourrie du sang des esclaves, elle vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde sous-développé. Le bien-être et le progrès de l'Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes. »
Fanon, Les Damnés de la Terre« Très concrètement l'Europe s'est enflée de façon démesurée de l'or et des matières premières des pays coloniaux: Amérique latine, Chine, Afrique. De tous ces continents, en face desquels l'Europe aujourd'hui dresse sa tour opulente, partent depuis des siècles en direction de cette même Europe les diamants et le pétrole, la soie et le coton, les bois et les produits exotiques. L'Europe est littéralement la création du tiers monde. Les richesses qui l'étouffent sont celles qui ont été volées aux peuples sous-développés. »
Fanon, Les Damnés de la Terre
La lutte pour l'indépendance de l'Algérie contre les colonialistes français a été l'une des révolutions anti-impérialistes les plus inspirantes du XXe siècle. Elle faisait partie de la vague de décolonisation qui avait commencé après la Seconde Guerre mondiale en Inde, en Chine, à Cuba, au Vietnam et dans de nombreux pays d'Afrique. Elle s’inscrit dans l’esprit de la Conférence de Bandung et de l’ère du « réveil du Sud », un Sud soumis depuis des décennies (132 ans pour l’Algérie) à la domination impérialiste et capitaliste sous plusieurs formes, des protectorats aux colonies de peuplement.
La période coloniale peut être résumée par les expropriations, la prolétarisation, la sédentarisation forcée, la pure exploitation et la violence brutale. Frantz Fanon a décrit en détail les mécanismes de violence mis en place par le colonialisme pour subjuguer les peuples opprimés. Il a écrit: «le colonialisme n'est pas une machine à penser, n'est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l'état de nature » (Fanon, 2002, p61). Selon lui, le monde colonial est un monde manichéen, qui va à sa conclusion logique et «déshumanise le colonisé. À proprement parler, il l'animalise. » (Fanon, 2002, p45).
Ce qui a suivi la déclaration de guerre d'indépendance le 1er novembre 1954, a été l'une des guerres de décolonisation les plus longues et les plus sanglantes, qui a vu une implication massive des pauvres ruraux et des classes populaires urbaines (lumpenprolétariat). Les estimations officielles affirment qu'un million et demi d'Algériens ont été tués dans la guerre de huit ans qui s'est terminée en 1962, une guerre qui est devenue le fondement de la politique algérienne moderne.
Arrivé à l'hôpital psychiatrique de Blida en 1953, Fanon s'est rapidement rendu compte que la colonisation, dans son essence, était un gros fournisseur d'hôpitaux psychiatriques. Pour lui, la colonisation était une négation systématique de l'autre et un refus effréné de tout attribut de l'humanité à leur égard. Contrairement à d'autres formes de domination, la violence est ici totale, diffuse, permanente et globale. Traitant les tortionnaires et les victimes, Fanon n’a pas pu échapper à cette violence totale qu’il a analysée. Cela l'amena à démissionner en 1956 et à rejoindre le Front de libération nationale (FLN). Il a écrit: « L’Arabe, aliéné en permanence dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue ». Il a ajouté que la guerre d'Algérie était «une conséquence logique d'une tentative avortée de décérébration d'un peuple » (Khalfa et Young, 2018, p434) .Il a été injustement et à tort accusé d'être le prophète de la violence, mais ce qu'il a fait n’était que de décrire et analyser la violence du système colonial.
Fanon voyait l'idéologie coloniale étayée par l'affirmation de la suprématie blanche et sa mission civilisatrice corollaire. Il en a résulté le développement dans les « indigènes évolués » d'un désir d'être blanc, désir qui n'est rien de plus qu'une déviation existentielle. Cependant, ce désir bute sur le caractère inégal du système colonial qui attribue les places selon la couleur.
Dans son livre Peau Noire Masques BlancsFanon a analysé l'aliénation culturelle des colonisé(e)s / racialisé(e)s et son reflet dans les comportements et l'identité. Il a soutenu que c'était le résultat d'une domination durable fondée sur l'exploitation économique. Tôt ou tard, cette situation insoutenable déclenche un processus de désaliénation, de résistance et d'émancipation. Tout au long de son travail professionnel et de ses écrits militants, il a défié les approches et discours culturalistes et racistes dominants sur les indigènes comme le syndrome nord-africain: les Arabes sont paresseux, menteurs, trompeurs, voleurs, etc. (Fanon, 2001, p24-26). Il a avancé une explication matérialiste situant les symptômes, les comportements, la haine de soi et les complexes d'infériorité dans la vie de l'oppression et des relations coloniales inégales. La solution à ces problèmes était donc d'agir dans le sens d'un changement radical des structures sociales.
Fanon avait de grands espoirs et croyait fermement en l'Algérie révolutionnaire et son livre phare L'An V de la Révolution Algérienne (Fanon, 1972) L’An Cinq de la Révolution Algérienneen témoigne et montre comment la libération ne vient pas comme un cadeau. Elle est saisie par les masses de leurs propres mains et en la saisissant, ils sont eux-mêmes transformés. Il a fortement soutenu que pour les masses, la forme la plus élevée de culture, c'est-à-dire de progrès, est de résister à la domination et à la pénétration impérialistes. Pour Fanon, la révolution est un processus de transformation qui créera de « nouvelles âmes ».1 Pour cette raison, Fanon clôt son livre de 1959 avec les mots: « La Révolution en profondeur, la vraie, parce que précisément elle change l’homme et renouvelle la société, est très avancée. Cet oxygène qui invente et dispose une nouvelle humanité, c’est cela aussi la Révolution Algérienne. » (Fanon, 1972, p151).
Période d’indépendance: faillite des élites dirigeantes « postcoloniales »
Malheureusement, l'expérience révolutionnaire algérienne et sa tentative de rompre avec le système impérialiste-capitaliste ont été vaincues, à la fois par les forces contre-révolutionnaires et par ses propres contradictions. Elle a nourri les germes de son propre échec dès le départ: c’était un projet de haut en bas, autoritaire et hautement bureaucratique, bien qu’avec certaines fonctions redistributives qui amélioraient considérablement les moyens de subsistance des gens. Par exemple, les expériences créatives de l’initiative ouvrière et de l’autogestion des années 60 et 70 ont été sapées par une bureaucratie étatique paralysante, ne parvenant pas à impliquer véritablement les travailleurs dans le contrôle des processus de production. Cette absence de démocratie était concomitante avec l’ascension d'une bourgeoisie compradore hostile au socialisme et fermement opposée à une véritable réforme agraire (Bennoune, 1988). Dans les années 1980, la contre-révolution néolibérale mondiale était le clou dans le cercueil et a inauguré une ère de désindustrialisation et de politiques favorables au marché aux dépens des couches populaires. Les dignitaires de la nouvelle orthodoxie néolibérale ont déclaré que tout était à vendre et ont ouvert la voie aux privatisations.
Le travail de Fanon, écrit il y a six décennies, porte encore un pouvoir prophétique en tant que description précise de ce qui s’est passé en Algérie et ailleurs. En lisant les paroles de Fanon et en particulier « Mésaventures de la conscience nationale », son chapitre important des Damnés de la Terre, on ne peut s’empêcher d’être absorbé et ébranlé par leur vérité et leur prévoyance sur la faillite et la stérilité des bourgeoisies nationales en Afrique et au Moyen-Orient aujourd’hui; bourgeoisies qui avaient tendance à remplacer la force coloniale par un nouveau système de classe reproduisant les anciennes structures coloniales d'exploitation et d'oppression.
Dans les années 1980, la bourgeoisie nationale algérienne, comme celles des autres parties du monde, s'est débarrassée de la légitimité populaire, a tourné le dos aux réalités de la pauvreté et du sous-développement, et ne s'est préoccupée que de remplir ses propres poches et d'exporter les énormes profits qu'elle en tirait de l’exploitation de son peuple. Dans les termes de Fanon, cette bourgeoisie parasitaire et improductive (civile et militaire) a eu le dessus dans la gestion des affaires de l’État et dans ses choix économiques pour ses propres intérêts. Cette élite est la plus grande menace pour la souveraineté de la nation car elle vend l’économie aux capitaux étrangers et aux multinationales et coopère avec l’impérialisme dans sa « guerre contre le terrorisme », autre prétexte pour étendre la domination et se ruer vers les ressources. En Algérie, cette bourgeoisie nationale, étroitement liée au maintien du pouvoir, a renoncé au projet de développement autonome initié dans les années 1960 et 1970 et n’a même pas négocié des concessions de l’Occident, qui auraient de la valeur pour l’économie du pays. Au lieu de cela, elle a offert une concession après l'autre pour des privatisations aveugles et des projets qui porteraient atteinte à la souveraineté du pays et mettraient en danger sa population et son environnement - l’exploitation du gaz de schiste et des ressources offshore en est un exemple (Hamouchene et Rouabah, 2016).
C’est ce qu’est devenu l’Algérie aujourd’hui avec l’argent du pétrole utilisé pour acheter la paix sociale2 et renforcer l’appareil répressif de l’État, ce qui correspond à ce que craignait Fanon. Que sa vision et son analyse aient été et restent impopulaires auprès de la classe dirigeante est l'une des raisons pour lesquelles il est aujourd'hui marginalisé et réduit à juste une autre figure anticoloniale, dépouillé de son attaque incandescente contre la stupidité et la pauvreté intellectuelle et spirituelle de la bourgeoisie nationale.
Comme l’a soutenu Edward Said, le véritable génie prophétique des Les damnés de la Terre est lorsque Fanon sent le fossé entre la bourgeoisie nationaliste et les tendances libératrices du FLN. Il s'est rendu compte que le nationalisme orthodoxe suivait « la même voie tracée par l'impérialisme, qui, tout en paraissant céder son autorité à la bourgeoisie nationaliste, étendait réellement son hégémonie » (Said, 1994).
Aujourd'hui, l'Algérie - mais aussi la Tunisie, l'Égypte, le Nigéria, le Sénégal, le Ghana, le Gabon, l'Angola et l'Afrique du Sud entre autres - suit les diktats des nouveaux instruments de l'impérialisme tels que le FMI, la Banque mondiale et négocie son entrée dans l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Certains pays africains utilisent encore le franc CFA (rebaptisé Eco en décembre 2019), une monnaie héritée de l'époque du colonialisme et toujours sous le contrôle du trésor français. Fanon aurait été révolté contre cette bêtise et cette pure stupidité.
Il a prédit cette situation inquiétante et le comportement choquant de la bourgeoisie nationale quand il a noté que sa mission n'a rien à voir avec la transformation de la nation mais consiste plutôt à « servir de courroie de transmission entre la nation et un capitalisme, rampant mais camouflé, et qui se pare aujourd'hui du masque néo-colonialiste » (Fanon, 2002, p149). C'est là que nous pouvons apprécier la valeur durable de l'utilisation des idées critiques de Fanon lorsqu'il introduit la question des classes sociales et décrit pour nous la réalité postcoloniale contemporaine, une réalité façonnée par le néocolonialisme et une bourgeoisie nationale « sans vergogne ... anti-nationale », optant pour une voie abominable de bourgeoisie conventionnelle, ajoute-t-il, « une bourgeoisie bourgeoise, platement, bêtement, cyniquement bourgeoise » (Fanon, 2002, p147).
Fanon aurait été choqué par la division internationale du travail en cours où nous, Africains, « On continue à expédier les matières premières » et on continue comme il l’a dit « à se faire les petits agriculteurs de l'Europe, les spécialistes de produits bruts. » (Fanon, 2002, p148). Les classes dirigeantes en Algérie ont piégé le pays dans un modèle de développement extractiviste prédateur où les profits s'accumulent entre les mains d'une minorité avec leurs soutiens étrangers au détriment de la dépossession de la majorité de la population (Hamouchene, 2019).
Rationalité de la rébellion: le Hirak et la nouvelle révolution algérienne
La triste réalité contemporaine que Fanon a décrite et mise en garde il y a six décennies ne laisse guère de doute que s'il était vivant aujourd'hui, Fanon serait extrêmement déçu du résultat de ses efforts et de ceux d'autres révolutionnaires. Il s'est avéré avoir raison sur la rapacité et la division des bourgeoisies nationales et les limites du nationalisme conventionnel.
Cependant, Fanon nous alerte que l’enrichissement scandaleux de cette caste profiteuse s’accompagnera « d'un réveil décisif du peuple, d'une prise de conscience prometteuse de lendemains violents. » (Fanon, 2002, p161). Nous pouvons donc voir que l'idée ou le concept de Fanon de rationalité de la révolte et de la rébellion a été rendu clair par la deuxième vague de soulèvements arabes et autres manifestations de masse dans le monde de 2019 a 2021. Les masses populaires de tous ces pays se sont rebellées contre la violence des régimes politiques qui leur offrent une paupérisation croissante, une marginalisation et l'enrichissement de quelques-uns au détriment et la damnation de la majorité.
Les Algériens ont brisé le mur de la peur et rompu avec un processus d'aliénation qui les avait infantilisés et étourdis pendant des décennies. Ils ont fait irruption sur la scène politique, ont découvert leur volonté politique et ont recommencé à entrer dans l'histoire. Depuis le vendredi 22 février 2019, des millions de personnes, jeunes et vieux, hommes et femmes de différentes classes sociales se sont soulevées dans une rébellion mémorable. Les marches historiques du vendredi, suivies de manifestations dans les secteurs professionnels, ont uni les gens dans leur rejet du système au pouvoir et leurs revendications d'un changement démocratique radical. « Ils doivent tous partir!Yetnahaw ga’) », « Le pays est à nous et nous ferons ce que nous voudronsLablad abladna oundirou rayna) », deux slogans emblématiques de ce soulèvement pacifique jusqu'ici, symbolisent l'évolution radicale de ce mouvement populaire (Al Hirak Acha'bi) qui a été déclenché par l'annonce du président sortant Bouteflika de briguer un cinquième mandat alors qu'il était impuissant, souffrant d'aphasie et généralement absent de la vie publique.
Le peuple algérien ne s'est pas seulement révolté pour exiger la démocratie et la liberté, mais il s'est rebellé pour le pain et la dignité, contre les conditions socio-économiques oppressives dans lesquelles il a vécu pendant des décennies. Ils se sont levés pour défier les géographies manichéennes de l'oppresseur et des opprimés (si bien décrites par Fanon dans Les Damnés de la Terre), géographies qui leur sont imposées par le système capitaliste-impérialiste globalisé et ses laquais locaux.
Les événements qui se sont déroulés en Algérie de 2019 a 2021 sont vraiment historiques. Ce qui rend ce mouvement (Hirak) vraiment unique, c’est son immense ampleur, son caractère pacifique, sa diffusion nationale, y compris dans le sud marginalisé, et la participation massive des femmes et des jeunes qui constituent la majorité de la population algérienne. Pour ceux qui sont assez vieux pour avoir la soixantaine et plus, ce type de mobilisation n'a pas été vu depuis 1962, lorsque les Algériens sont descendus dans la rue pour célébrer leur indépendance durement acquise de la domination coloniale française.
Cette révolution est comme une bouffée d'air frais. Le peuple a affirmé son rôle de maître de sa propre destinée. Nous pouvons utiliser les mots exacts de Fanon pour décrire ce phénomène: « La thèse qui veut que se modifient les hommes dans le même moment où ils modifient le monde, n’aura jamais été aussi manifeste qu’en Algérie. Cette épreuve de force ne remodèle pas seulement la conscience que l’homme a de lui-même, l’idée qu’il se fait de ses anciens dominateurs ou du monde, enfin à sa portée. Cette lutte à des niveaux différents renouvelle les symboles, les mythes, les croyances, l’émotivité du peuple. Nous assistons en Algérie à une remise en marche de l’homme. » (Fanon, 1972, p15).
L'une des plus grandes réussites du soulèvement populaire actuel est peut-être le changement de conscience politique et la détermination à lutter pour un changement démocratique radical. Ce processus de libération a déclenché une quantité inégalée d'énergie, de confiance, de créativité et de subversion.
Après des décennies à réduire la société civile, à faire taire les dissident(e)s et à atomiser l'opposition, le fait que le mouvement se soit développé de force en force pendant plus d'un an, sans reculer ni s'apaiser, mais avancer, est vraiment remarquable et inspirant. Le Hirak a réussi à démêler les réseaux de tromperie qui ont été déployés par la classe dirigeante et sa machine de propagande. De plus, l'évolution de ses slogans, chants et formes de résistance démontre des processus de politisation et d'éducation populaire. La réappropriation des espaces publics a créé une sorte d'agora où les gens discutent, débattent, échangent des points de vue, parlent de stratégie et de perspectives, se critiquent ou s'expriment simplement de plusieurs manières, notamment à travers l'art et la musique. Cela a ouvert de nouveaux horizons pour résister et construire ensemble.
La production culturelle a pris un autre sens parce qu'elle était associée à la libération et considérée comme une forme d'action politique et de solidarité. Loin des productions folkloriques et stériles sous le patronage étouffant de certaines élites autoritaires, nous assistons plutôt à une culture qui parle au peuple et fait progresser sa résistance et ses luttes à travers la poésie, la musique, le théâtre, les caricatures et le street-art. Une fois encore, nous voyons les idées de Fanon dans sa théorisation de la culture comme une forme d’action politique: « La culture nationale n'est pas le folklore où un populisme abstrait a cru découvrir la vérité du peuple. Elle n'est pas une masse sédimentée de gestes purs, c'est-à-dire de moins en moins rattachables à la réalité présente du peuple...La culture négro-africaine, c'est autour de la lutte des peuples qu'elle se densifie et non autour des chants, des poèmes ou du folklore » (Fanon, 2002, p221-223).
La lutte pour la décolonisation se poursuit
« Beaucoup de peuples colonisés ont réclamé la fin du colonialisme, mais rarement comme le peuple algérien. »
Fanon, Pour la révolution Africaine
Au-delà des arguments largement sémantiques autour de savoir s'il s'agit d'un mouvement, d'un soulèvement, d'une révolte ou d'une révolution, on peut dire avec certitude que ce qui se passe ces jours-ci en Algérie est un processus de transformation chargé de potentiel émancipateur. L'évolution du mouvement et ses revendications spécifiquement autour de « l'indépendance », de la « souveraineté » et de « la fin du pillage des ressources du pays » sont un terrain fertile pour des idées anti-coloniales, anticapitalistes, anti-impérialistes et même écologiques et peuvent ouvrir la voie à une lutte progressiste en mobilisant les forces sociales concernées: travailleurs (formels et informels), paysans, jeunes chômeurs, masses populaires, etc.
Les Algériens établissent un lien direct entre leur lutte actuelle et la lutte anticoloniale des années 50 et voient leurs efforts comme la poursuite de la décolonisation. En scandant « Les généraux à la poubelle et l’Algérie sera indépendante », ils mettent à nu le récit officiel vide de la glorieuse révolution et révèlent qu’elle a été utilisée sans vergogne par les bourgeoisies anti-nationales pour poursuivre scandaleusement l’enrichissement personnel. Il s'agit sans aucun doute d'un second moment fanonien où les gens mettent à nu la situation néocoloniale dans laquelle ils trouvent leur pays et soulignent une caractéristique unique de leur soulèvement, à savoir son enracinement dans la lutte anticoloniale contre les Français.
Les Algériens retrouvent ainsi leur titre de révolutionnaires et réaffirment leur désir d'être les véritables héritiers des martyrs qui ont sacrifié leur vie pour la libération de ce pays. Nous avons vu tant de slogans et de chants qui ont capturé ce désir et fait référence à des vétérans de la guerre anticoloniale tels qu'Ali La Pointe, Amirouche, Ben Mhidi et Abane: «Oh Ali [la pointe] vos descendants ne s'arrêteront jamais tant qu'ils n'auront pas arraché leur liberté! » et « Nous sommes les descendants d'Amirouche et nous ne reculerons jamais! ».
Il devient clair que le colonialisme analysé par Fanon six décennies plus tôt n'a pas entièrement disparu. En fait, il s'est métamorphosé et s'est camouflé en des formes et des mécanismes sophistiqués: dette, programmes d'ajustement structurel, traités de « libre-échange », accords d'association avec l'UE, extractivisme prédateur, accaparement des terres, agro-industrie, lois sur l'immigration et frontières meurtrières, intervention « humanitaire » et la responsabilité de protéger, la coopération internationale et le développement, le racisme et la xénophobie, etc. Tout cela constitue des formes de domination et de contrôle déployées pour sauvegarder les intérêts des puissants.
La lutte pour la décolonisation est résolument relancée alors que les Algériens revendiquent la souveraineté populaire et économique qu'ils n'ont pas récupérée lorsque l'indépendance formelle a été obtenue en 1962. Fanon avait une prémonition à ce sujet lorsqu'il a écrit: « Le peuple, qui au début de la lutte avait adopté le manichéisme primitif du colon: les Blancs et les Noirs, les Arabes et les Roumis, s'aperçoit en cours de route qu'il arrive à des Noirs d'être plus blancs que les Blancs et que l'éventualité d'un drapeau national, la possibilité d'une nation indépendante n'entraînent pas automatiquement certaines couches de la population à renoncer à leurs privilèges ou à leurs intérêts. »(Fanon, 2002, p138).
Contre-révolution: rôle réactionnaire de l'armée
Comme pour toute révolution, les forces contre-révolutionnaires se sont mobilisées pour bloquer le changement. La campagne contre-révolutionnaire actuellement en cours en Algérie bénéficie du soutien de l'étranger: au niveau régional, les Émirats arabes unis, l'Arabie saoudite et l'Égypte utilisent leur argent et leur influence pour arrêter les vagues de révolte potentiellement contagieuses dans la région. Au niveau mondial, la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, la Russie et la Chine, ainsi que leurs grandes entreprises, voyant une menace potentielle pour leurs intérêts économiques et géostratégiques, soutiennent tous le régime algérien.
Les temps de révolutions et de soulèvements peuvent également être des moments de renforcement de politiques économiques impopulaires et d'accorder davantage de concessions aux investisseurs étrangers. Les cas de la loi de finances 2020 et de la nouvelle loi sur les hydrocarbures, favorable aux multinationales, sont édifiants (Rouabah, 2019). On ne peut donc pas saisir pleinement la situation politique en Algérie sans examiner les influences et les interférences étrangères et saisir la question économique sous l'angle de l'accaparement des ressources naturelles, du (néo) colonialisme énergétique et de l'extractivisme (Hamouchene, 2019).
L'armée n'a pas tiré de balles jusqu'à présent, mais elle a continué à justifier diverses mesures répressives. Depuis l'indépendance en 1962, l'Algérie a toujours été gouvernée par un régime militaire, directement ou indirectement. La militarisation de la société a créé une culture de peur et de méfiance. La répression brutale des soulèvements passés et la cruauté de la guerre des années 90 expliquent la réticence du mouvement populaire à affronter directement l’armée.
La bourgeoisie militaire proclame toujours que « la vocation de son peuple est de suivre, de suivre encore et toujours. » (Fanon, 2002, p162) et comme Fanon l'a bien précisé, c'est une armée qui « fixe le peuple, l'immobilise et le terrorise. » (Fanon, 2002, p167). Cependant, malgré le rejet par le Haut Commandement militaire de chaque feuille de route et l’appel à un dialogue authentique proposé par le mouvement, la population reste déterminée à démilitariser pacifiquement sa république. Ils scandaient: « Une république, pas une caserne ». Après le renversement de Bouteflika, les manifestations se sont poursuivies contre l’armée, qui a maintenu de facto l’autorité sur le pays.
« Dans ces pays pauvres, sous-développés, où, selon la règle, la plus grande richesse côtoie la plus grande misère, l'armée et la police constituent les piliers du régime. Une armée et une police qui, encore une règle dont il faudra se souvenir, sont conseillées par des experts étrangers. La force de cette police, la puissance de cette armée sont proportionnelles au marasme dans lequel baigne le reste de la nation. La bourgeoisie nationale se vend de plus en plus ouvertement aux grandes compagnies étrangères. À coups de prébendes, les concessions sont arrachées par l'étranger, les scandales se multiplient, les ministres s'enrichissent, leurs femmes se transforment en cocottes, les députés se débrouillent et il n'est pas jusqu'à l'agent de police, jusqu'au douanier qui ne participe à cette grande caravane de la corruption. » (Fanon, 2002, p165)
Ce passage déchaîné des Les Damnés de la Terre est un portrait assez fidèle de la situation en Algérie et dans de nombreux pays africains où la répression et la suppression des libertés sont la règle - aidées bien sûr par l'expertise étrangère - et où les élites avides institutionnalisent la corruption et servent les intérêts étrangers. L’un des slogans emblématiques du soulèvement actuel a été très éloquent à cet égard: « Vous avez dévoré le pays ... Oh vous les voleurs! »
Les Algériens savent de quoi les militaires sont capables et malgré le traumatisme de la décennie noire (guerre civile des années 1990), ils insistent encore courageusement: « Un État civil, pas militaire! ». Ce faisant, le système algérien est exposé pour ce qu’il est: une dictature militaire cachée derrière une façade « démocratique ».
Lutte de classes, organisation et éducation politique
« Dans peu de temps, ce continent sera libéré. Pour ma part, plus j'entre dans les cultures et les cercles politiques, plus je suis sûr que le grand danger qui menace l'Afrique est l'absence d'idéologie. »
Fanon, Pour la révolution Africaine« Toutes ces explications, ces éclairages successifs de la conscience, ce cheminement dans la voie de la connaissance de l'histoire des sociétés ne sont possibles que dans le cadre d'une organisation, d'un encadrement du peuple. »
Fanon, Les Damnés de la Terre
Malgré tout ce qui jouait contre lui et les efforts de l’État pour le diviser, le coopter et l’épuiser, le Hirak a maintenu une unité et une paix exemplaires. Cela a été démontré dans divers slogans tels que: « Les Algériens sont frères et sœurs, le peuple est uni, vous les traîtres. »
Le mouvement est mené par des jeunes et relativement sans structure. Il n'y a pas de leaders clairement identifiables ou de structures organisées qui le propulsent. Il s'agit d'un soulèvement populaire mobilisant les forces de masse des classes moyennes et des classes marginalisées des zones urbaines et rurales. Contrairement au Soudan, où l'Association professionnelle soudanaise a joué un rôle de premier plan et d'organisation, en Algérie, l'organisation se fait horizontalement et principalement via les réseaux sociaux. La grève générale des premières semaines du soulèvement, qui a contribué à contraindre Bouteflika à abdiquer et à bousculer les alliances au sein de la classe dirigeante, a été organisée spontanément après des appels anonymes sur les réseaux sociaux. Ces dynamiques et mouvements amorphes, non structurés et sans leaders sont extrêmement vulnérables. S’ils peuvent générer de grandes mobilisations interclasses et ne sont pas une cible facile pour réprimer ou coopter les dirigeants, elles représentent néanmoins des faiblesses fatales à long terme.
Mais que peut-nous apprendre Fanon en matière de lutte de classe et d'organisation?
La lutte des classes est au cœur de l’analyse de Fanon. Le marxiste libanais Mahdi Amel, soulignant les idées de Fanon sur la manière dont la praxis révolutionnaire différencie et change sa signification et sa direction après l'indépendance, écrit: « Alors que [la violence révolutionnaire] était avant l'indépendance, essentiellement une lutte nationale, après l'indépendance elle devient une véritable lutte de classe » à travers laquelle les masses découvrent leur véritable ennemi: la bourgeoisie nationale (Hamdan, 1964a). Donc, d'un niveau strictement national, la lutte passe à un niveau socio-économique de lutte de classe. Fanon nous exhorte à passer d'une conscience nationale à une conscience sociale et politique quand il dit: « Le nationalisme, s'il n'est pas explicité, enrichi et approfondi, s'il ne se transforme pas très rapidement en conscience politique et sociale, en humanisme, conduit à une impasse. »(Fanon, 2002, p193).
Cependant, Fanon nous invite à « étendre le marxisme » comme moyen de comprendre les particularités du capitalisme dans le monde colonial et postcolonial. Pour reprendre les mots d'Immanuel Wallerstein, Fanon « s'était rebellé, avec force, contre le marxisme sclérosé des mouvements communistes de son époque », affirmant une version révisée de la lutte de classe rompant avec le dogme selon lequel le prolétariat urbain et industriel est la seule classe révolutionnaire contre la bourgeoisie (Wallerstein, 2009). Fanon pensait à la paysannerie et au lumpenprolétariat détribalisé et urbanisé comme le candidat du sujet révolutionnaire historique dans le cas de l'Algérie coloniale. Et ici, Fanon rejoint Che Guevara quand tous deux soulignent que dans les pays colonisés, la révolution commence dans les zones rurales et se déplace vers les villes urbaines. Elle est lancée par la paysannerie qui embrasse le prolétariat et non l'inverse comme c'est le cas dans les pays capitalistes européens et même socialistes (Hamdan, 1964b).
En un mot, la lutte des classes est essentielle à condition d'identifier clairement les classes en lutte. Dans cet esprit, il est crucial de déterminer les classes révolutionnaires (ou leurs alliances) dans le soulèvement actuel. Nous devons aller au-delà de l'ouvriérisme et embrasser une conception beaucoup plus large du prolétariat dans ses expressions contemporaines, à savoir les jeunes chômeurs, les travailleurs urbains / ruraux, les travailleurs informels, les paysans, etc. Ce sont ces classes qui n'ont rien à perdre que leurs chaînes, ce qui les rend potentiellement révolutionnaires.
Dans son chapitre « Grandeur et faiblesses de la spontanéité » dans Les Damnés de la TerreFanon a exprimé des inquiétudes quant au fait que si le lumpenprolétariat était laissé à lui-même, sans structure organisationnelle, il s’épuisera (Wallerstein, 2009). Pour éviter cela et barrer la route aux bourgeoisies parasites qui sont toujours au pouvoir en Algérie, Fanon dirait probablement: « la bourgeoisie ne doit pas trouver de conditions à son existence et à son épanouissement. Autrement dit, l'effort conjugué des masses encadrées dans un parti et des intellectuels hautement conscients et armés de principes révolutionnaires doit barrer la route à cette bourgeoisie inutile et nocive. » (Fanon, 2002, p.168).
Fanon voudrait également nous répéter une observation importante qu'il a faite sur certaines révolutions africaines, qui est leur caractère unificateur écartant toute réflexion sur une idéologie sociopolitique sur la façon de transformer radicalement la société. C'est une grande faiblesse à laquelle nous assistons une fois de plus avec la nouvelle révolution algérienne. « Le nationalisme n'est pas une doctrine politique, n'est pas un programme. », dit Fanon (Ibid, p.192). Il insiste sur la nécessité d'un parti politique révolutionnaire (ou peut-être d'un mouvement social organisé) capable de faire avancer les revendications des masses, d'un parti / d'une structure qui éduquera le peuple politiquement, qui sera « un outil entre les mains du peuple » et ce sera le porte-parole énergique et le « défenseur incorruptible des masses » .Pour Fanon, parvenir à une telle conception d'un parti nécessite tout d'abord de se débarrasser de la notion bourgeoise d'élitisme et de « l'idée très occidentale, très bourgeoise donc très méprisante que les masses sont incapables de se diriger. » (Ibid, p. 179).
Fanon détestait le discours élitiste sur l'immaturité des masses et affirmait que dans la lutte, elles (les masses) sont à la hauteur des problèmes auxquels elles sont confrontées. Il est donc important pour eux de savoir simplement où ils vont et pourquoi. Nigel Gibson a articulé ce point de vue avec éloquence en ces termes: « pour Fanon, le ‘ nous ‘ a toujours été un ‘ nous ‘ créatif, un ‘ nous ‘ d’action politique et de praxis, de réflexion et de raisonnement » (Gibson, 2011). Pour lui, la nation n’existe que dans un programme socio-politique et économique « élaboré par une direction révolutionnaire et repris lucidement et avec enthousiasme par les masses. » (Fanon, 2002, p.192).
Malheureusement, ce que nous voyons aujourd'hui en Afrique est l'antithèse de ce que Fanon a fortement soutenu. Nous voyons la stupidité des bourgeoisies anti-démocratiques incarnées dans leurs dictatures tribales et familiales, interdisant au peuple, souvent avec une force brutale, de participer au développement de leur pays et favorisant un climat d’immense hostilité entre gouvernants et gouvernés. Fanon, dans sa conclusion des Les Damnés de la Terre, soutient que nous devons élaborer de nouveaux concepts à travers une éducation politique continue qui s'enrichit par la lutte de masse. L’éducation politique pour lui n’est pas seulement une question de discours politiques, mais plutôt « politiser c'est ouvrir l'esprit, c'est éveiller l'esprit, mettre au monde l'esprit. »(Ibid, p187). « Si la construction d'un pont ne doit pas enrichir la conscience de ceux qui y travaillent », alors selon Fanon « le pont ne doit pas être construit, que les citoyens continuent de traverser le fleuve à la nage ou par bac. » (Ibid, p.190).
C'est peut-être l'un des plus grands legs de Fanon. Sa vision radicale et généreuse est si rafraîchissante et enracinée dans les luttes quotidiennes des gens qui ouvrent des espaces pour de nouvelles idées et imaginaires. Pour lui, tout dépend des masses, d’où son idée d’intellectuels radicaux engagés dans et avec les mouvements populaires et capables de proposer de nouveaux concepts dans un langage non technique et non professionnel. Tout comme pour Fanon, la culture doit devenir une culture de combat, l'éducation doit aussi devenir une question de libération totale (Gibson, 2011). Et c’est ce que nous devons garder à l’esprit lorsque nous parlons d’éducation dans les écoles et les universités. L'éducation décoloniale au sens fanonien est une éducation qui aide à créer une conscience sociale et politique. Le militant ou l'intellectuel ne doivent donc pas prendre de raccourcis au nom de faire avancer les choses car c'est inhumain et stérile. Il s'agit de venir et de penser ensemble, qui est le fondement de la société libérée.
L'ombre de Fanon: la nouvelle révolution algérienne et Black Lives Matter
« Nous partons. Notre mission: ouvrir le front sud. Pour transporter des armes et des munitions depuis Bamako. Remuez la population saharienne, infiltrez-vous sur les hauts plateaux algériens. Après avoir porté l’Algérie aux quatre coins de l’Afrique, montez avec toute l’Afrique vers l’Algérie africaine, vers le Nord, vers Alger, la ville continentale.…. Soumettre le désert, le nier, assembler l’Afrique, créer le continent. »
Fanon, Pour la révolution Africaine
En 2020, une révolte mondiale contre la suprématie blanche a débuté dans les rues de Minneapolis aux États-Unis à la suite du meurtre de George Floyd, un homme noir de 46 ans par un policier qui l’a plaqué au sol en plaçant son genou sur sa nuque pendant près de 8 minutes. Comme Eric Garner avant lui, George Floyd a prononcé ces derniers mots avant de mourir: « Je ne peux plus respirer ». La rébellion mondiale et la démonstration de solidarité qui ont suivi font écho aux paroles de Fanon lorsqu'il a évoqué la lutte anticoloniale vietnamienne: « Ce n'est pas parce que l'Indochinois a découvert une culture propre qu'il s'est révolté. C'est parce que « tout simplement » il lui devenait, à plus d'un titre, impossible de respirer. » (Fanon, 1952, p183).
Nous ne pouvons plus respirer dans un système qui déshumanise les gens, un système qui consacre la surexploitation, un système qui domine la nature et l'humanité, un système qui génère des inégalités énormes et une pauvreté considérable. Heureusement, des révoltes fondamentalement anti-systémiques ont lieu sur tous les continents et toutes les régions. Mais pour que ces actes de résistance épisodiques et largement circonscrits géographiquement réussissent, ils doivent aller au-delà du local au mondial, ils doivent créer des alliances durables face au capitalisme, au colonialisme et au patriarcat.
Ces diverses luttes contemporaines, des soulèvements arabes à Black Lives Matter, peuvent-elles converger et construire des alliances fortes qui surmontent leurs propres contradictions et aveuglements? Peuvent-ils inaugurer un nouveau moment où nous remettons en question les fondements coloniaux de nos difficultés actuelles et continuons sur la voie de la décolonisation de nos politiques, économies, cultures et épistémologies? Ceci est non seulement possible mais nécessaire car nous devons envisager de telles solidarités et alliances transnationales car elles sont cruciales dans la lutte mondiale pour l'émancipation des damné(e)s de la terre. Peut-être pouvons-nous nous inspirer du passé, en regardant la période de décolonisation, l'ère de Bandung et du tiers-mondisme, les expériences tricontinentales et d'autres expériences internationalistes. Je dirais que Fanon (ou plus exactement son héritage intellectuel) pourrait être une fois de plus le lien et le point nodal de ces luttes comme il l'était dans les années 1960 et 1970.
Certaines histoires sont ignorées, d'autres sont réduites au silence afin de maintenir certaines hégémonies et de dissimuler une ère inspirante de connexions révolutionnaires entre les luttes de libération dans différents continents. Nous devons creuser dans ce passé pour nous familiariser avec ces histoires, en tirer des leçons et discerner certaines potentialités de convergence entre les luttes en cours.
Au cours des deux premières décennies de son indépendance, l’Algérie est devenue, comme Samir Meghelli l’a décrite, « un nœud critique dans la constellation des solidarités transnationales » se forgeant entre les mouvements révolutionnaires du monde entier (Meghelli, 2009). A l'apogée de l'époque du mouvement américain des droits civiques et du Black Power, Meghelli montre que «tout comme l'Algérie considérait l'Amérique noire comme « cette partie du tiers monde située dans le ventre de la bête » (Neal, 1966), de même de l'Amérique noire considère l'Algérie comme « le pays qui a combattu l'asservisseur et qui a gagné » (Joans, 1970).
L'Algérie est devenue un symbole puissant de la lutte révolutionnaire et a servi de modèle à plusieurs fronts de libération à travers le monde. Et compte tenu de sa politique étrangère audacieuse dans les années 60 et 70, la capitale algérienne devenait la Mecque de tous les révolutionnaires. Comme l'a déclaré Amilcar Cabral, le dirigeant révolutionnaire de Guinée-Bissau lors d'une conférence de presse en marge du premier festival panafricain en 1969: « Prenez un stylo et prenez note: les musulmans vont au pèlerinage à La Mecque, les chrétiens au Vatican, et les mouvements de libération nationale à Alger! »
Grâce au film populaire La bataille d'Alger ainsi qu'aux écrits de Frantz Fanon, l'Algérie en est venue à occuper une place importante dans « l'iconographie, la rhétorique et l'idéologie des branches clés du mouvement de liberté afro-américain » (Meghelli, 2009), qui ont considéré leur lutte pour les droits civils comme liée aux luttes des nations africaines pour l'indépendance. Francee Covington, étudiante en sciences politiques à l'Université de Harlem à la fin des années 1960, a clarifié ce point encore plus: « Au cours des dernières années, les œuvres de Frantz Fanon ont été largement lues et citées par ceux qui sont impliqués dans la « Révolution » qui a commencé à avoir lieu dans les communautés d'Amérique noire. Si Les damnés de la Terre est le « manuel de la Révolution Noire », alors La Bataille d’Alger en est l’équivalent cinématographique » (Covington, 1970, p245).
Les écrits de Fanon et son analyse de la guerre d'Algérie ont révélé tant de parallèles entre l'expérience de la domination coloniale en Algérie et l'oppression raciale que les Noirs avaient subie pendant des siècles en Amérique. Son livre Les Damnés de la Terre était devenu une « Bible des Noirs » pour reprendre les mots d'Eldridge Cleaver. À la fin des années 1970, il s'était vendu à quelque 750 000 exemplaires aux États-Unis. Cela a conduit Dan Watts, rédacteur en chef du Liberator magazine Liberator à dire: « Chaque frère sur un toit peut citer Fanon » (Zolberg and Zolberg, 1970, p198).
Lors de sa visite à New York en octobre 1962, Ahmed Ben Bella, l'un des dirigeants du FLN et premier président algérien, a rencontré le Dr Martin Luther King Jr. et a précisé qu'il existe une relation étroite entre le colonialisme et la ségrégation (King, 1962). Cette vision préconisant une perspective globale de l'oppression (qu'elle soit coloniale ou raciste) a été exprimée quelques années plus tard par Malcolm X. Après avoir visité l'Algérie en 1964 et la Casbah, site de la bataille d'Alger contre les militaires français en 1957 et y avoir répondu aux allégations selon lesquelles il existait une sorte de « gang de haine » appelé les « Blood Brothers » qui était basé à Harlem et qui aurait commis des crimes contre les Blancs, il a déclaré au Militant Labor Forum: « Les mêmes conditions qui prévalaient en Algérie qui ont forcé le peuple, le peuple noble d'Algérie, à recourir finalement aux tactiques de type terroriste qui étaient nécessaires pour se débarrasser du fardeau qu’il avait sur les épaules, ces mêmes conditions prévalent aujourd'hui en Amérique dans chaque communauté noire »(Meghelli, 2009).
C’est cette perspective globale de nos luttes que nous devons souligner afin de rompre avec les nombreuses contraintes et limitations imposées à nos mouvements afin d’adopter un internationalisme radical qui favorisera activement la solidarité. Il devient donc essentiel de redécouvrir l'héritage révolutionnaire du Maghreb, de l'Afrique, de l'Asie de l'Ouest et du Sud global, développé par de grands esprits comme Frantz Fanon, Amilcar Cabral, Thomas Sankara, pour n'en citer que quelques-uns. Nous devons relancer les projets ambitieux des années 1960 qui cherchaient à s'émanciper du système impérialiste-capitaliste. S'appuyer sur cet héritage révolutionnaire, s'inspirer de son espoir insurgé et appliquer ses références internationalistes au contexte actuel est de la plus haute importance pour l'Algérie, pour Black Lives Matter et d'autres luttes émancipatrices partout dans le monde.
En guise de conclusion
Les forces progressistes en Algérie et au-delà ont une tâche énorme qui les attend: la tâche de mettre la question socio-économique au centre du débat autour des alternatives, et d'injecter une analyse de classe dans le vaste mouvement. Il leur incombe, et plus précisément à la gauche radicale et révolutionnaire, d'élaborer de nouvelles visions qui dépassent la résistance à l'offensive prédatrice actuelle du capitalisme pour remettre en question l'imaginaire du développement et de la modernité elle-même, un imaginaire qui signifie que nous nous intégrons dans un mode de vie basé sur la surconsommation et que nous soyons inséré dans la mondialisation en position de subordonnés.
Fanon nous a exhortés à inventer et à faire de nouvelles découvertes et à ne pas imiter aveuglément l'Europe. La lutte pour la décolonisation, nous dit Fanon, doit remettre en cause la domination de la culture européenne et ses revendications d'universalisme sans être piégée dans un passé romantique et figé. Ce sont ces deux aliénations que les peuples colonisés doivent surmonter dans leur lutte culturelle. Décoloniser l’esprit signifie également déconstruire les notions occidentales de « développement », de « civilisation », de « progrès », d '« universalisme » et de « modernité »
De tels concepts représentent ce qu'on appelle une colonialité du pouvoir et du savoir, ce qui signifie que les idées de « modernité » et de « progrès » ont été conçues en Europe et en Amérique du Nord puis implantées sur nos continents (Afrique, Asie et Amérique latine) dans un contexte de colonialité (Mignolo, 2012). Ces idées et cette culture eurocentriques ont renforcé l’héritage colonial des confiscations de terres, du pillage des ressources, ainsi que de la domination des « autres » peuples afin de les « civiliser ».
Ces notions ( « progrès », « développement », « modernité » ...) sont des notions imposées et reposent sur une conception linéaire de l'évolution de l'histoire qui divise le monde entre « développé » et « sous-développé », « avancé » et « moins avancé », « moderne » (lire occidental) et « arriéré » (lire non occidental). Ce sont des concepts qui se font passer pour universels, lancent des injonctions aux exclus et aux dépossédés de suivre une voie prédéterminée pour entrer dans une mondialisation impériale et coloniale, menée par les pays « avancés », légitimant donc leur subordination. Étant eurocentriques, ces concepts affirment leur supériorité autoproclamée en excluant et en délégitimant d'autres formes de savoir, d'autres modes de vie et les contributions d'autres civilisations (Gudynas, 2013).
Fanon ne nous a pas proposé une prescription claire pour faire la transition après la décolonisation vers un nouvel ordre politique libérateur. Peut-être qu'il n'y a pas de plan ou de solution détaillée. Peut-être le considérait-il comme un processus prolongé qui sera éclairé par la praxis et surtout par la confiance dans les masses et leur potentiel révolutionnaire pour trouver l'alternative libératrice.
Dans la conclusion des Les Damnés de la Terre, Fanon a écrit:
« Allons, camarades, il vaut mieux décider dès maintenant de changer de bord. La grande nuit dans laquelle nous fûmes plongés, il nous faut la secouer et en sortir. Le jour nouveau qui déjà se lève doit nous trouver fermes, avisés et résolus. ... Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. Quittons cette Europe qui n'en finit pas de parler de l'homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde. ... Allons, camarades, le jeu européen est définitivement terminé, il faut trouver autre chose. Nous pouvons tout faire aujourd'hui à condition de ne pas singer l'Europe, à condition de ne pas être obsédés par le désir de rattraper l'Europe. ... Pour l'Europe, pour nous-mêmes et pour l'humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf. » (Fanon, 2002, p301-305)
Dans cette optique, il est primordial de poursuivre les tâches de décolonisation afin de restaurer notre humanité déniée. Par la résistance aux logiques coloniales et capitalistes d'appropriation et d'extraction, de nouveaux imaginaires et alternatives contre-hégémoniques verront le jour.
Notes
1 L’expression « nouvelles âmes » a été empruntée à Aimé Césaire.
2 Ceci a été réalisé grâce à l'extension du crédit bon marché aux petites et moyennes entreprises (via l'ANSEJ, l'Agence nationale de soutien à l'emploi des jeunes), le maintien de nombreuses subventions et des augmentations de salaire dans de multiples secteurs, en particulier les dispositifs de sécurité omniprésents assurant des endiguements de tout soulèvement.
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