Qu'est-ce qu'une ancienne mine peut nous apprendre de la transition énergétique juste ?

Leçons à tirer de la mobilisation sociale dans le secteur des mines et des énergies renouvelables au Maroc.

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Karen Rignall
Illustration by Othman Selmi

Illustration by Othman Selmi

Lorsque des protestations contre l’installation d’une nouvelle centrale solaire éclatèrent dans le sud-est du Maroc en 2011, les fonctionnaires de l’État et les résident·es ruraux ont mis en parallèle cette mobilisation avec les conflits de longue date relatifs à la mine de cobalt située non loin de là.1Les fonctionnaires cherchaient à contrôler la dissidence politique pour protéger ces mégaprojets, mais les habitant·es avaient d’autres préoccupations. Ils et elles se demandaient à qui appartenaient les ressources et terres sur lesquelles les projets étaient implantés, ainsi que les richesses qu’ils généraient. Ils et elles voulaient des emplois, et espéraient un certain développement économique que ces projets étaient censés promouvoir. Depuis lors, les conflits se sont intensifiés autour de l’exploitation des mines d’argent, de cobalt et de phosphate et des centrales d’énergie renouvelable. Les résident·es eux-mêmes ont souligné les similitudes existant entre les impacts économiques, écologiques et politiques de ces types de projets en apparence très différents.2 Les habitant.es ont été préoccupé.es par les impacts matériels critiquables – emplois limités, investissements négligeables dans l’économie locale et appropriation d’une eau qui reste rare – mais ils et elles ont contesté également la manière dont les dynamiques politiques propres à ces différents secteurs tendaient vers des formes anciennes de répression et de marginalisation. Les similitudes apparentes entre l’extraction minière et la production d’énergie solaire reproduisent et intensifient les déséquilibres de pouvoir, en demandant une fois de plus aux populations rurales marginalisées de supporter les coûts du développement national, au profit des sociétés privées et du pouvoir étatique. Les continuités qui existent entre l’extraction minière et l’exploitation des énergies renouvelables soulèvent également des questions quant à la manière d’œuvrer à une transition juste, non seulement au Maroc, mais aussi dans tous les pays du monde qui sont témoins d’une montée en puissance des projets d’énergie renouvelable, souvent dans des régions ayant un long passé minier. Comment plaider en faveur de nouvelles formes d’énergie qui ne reproduisent pas les mêmes inégalités économiques et politiques, inhérentes au capitalisme, fondé sur l’exploitation du carbone ? Il est essentiel de diagnostiquer ce à quoi nous devons renoncer, pour identifier ce vers quoi nous devons nous “diriger”. Ce diagnostic n’est pas seulement d’ordre critique. Il est également crucial, pour identifier les politiques collectives capables de mettre en œuvre une transition équitable.

Pour œuvrer en faveur d’une transition juste, il est nécessaire de cartographier les modalités de la production d’énergie en un lieu donné. Au-delà des politiques nationales ou internationales de haut niveau, il s’agira de s’interroger sur les procédures bureaucratiques et juridiques pouvant donner vie à ces projets au sein des populations et des espaces d’implantation. Une telle cartographie permettrait de documenter la manière dont sont organisées des mobilisations concluantes pour les populations locales, même si ces dernières ne semblent pas avoir beaucoup de pouvoir. Cet exercice politique et analytique est particulièrement important au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (MENA). Les discussions sur une transition juste dans cette région se tournent souvent vers la gouvernance démocratique, et sur la manière dont les luttes pour la représentation, la transparence, la redistribution et la responsabilité, prévalent sur les revendications qui portent sur la  justice climatique et environnementale dans les mobilisations sociales.3

En considérant la transition juste en tant que processus qui se construit, du moins en partie, par les interactions quotidiennes entre les populations locales et les acteur·trices du pouvoir, on peut établir une grille de lecture dans laquelle la démocratisation n’est pas une condition préalable à une transition juste, mais constitue plutôt une étape majeure pour parvenir à cette transition.

Illustration by Othman Selmi

Une transition juste au Maroc

À l’automne 2021, alors que les négociations des Nations Unies sur le climat (COP26) commençaient à Glasgow, un projet de recherche-action collaborative impliquant des partenaires marocain·es ainsi que l’autrice de cet article, a entrepris de répondre aux demandes urgentes de justice environnementale formulées dans ce contexte. L’objectif de cet exercice est de capitaliser l’expérience qui, accumulée sur à peu près une dizaine d’années, a pu se pencher sur les dimensions inhérentes au processus de démocratisation du mouvement pour une transition juste. Ce nouveau projet vise à démocratiser les connaissances sur l’extraction et la gouvernance locale dans le sud-est du Maroc, afin de soutenir diverses formes d’engagement et de mobilisation des populations locales. Au sein d’un réseau d’activistes des droits humains et de la société civile, les partenaires du projet ont d’abord facilité les relations entre différentes communautés vivant dans les environs de la mine d’argent d’Imider, et la société – la Société Métallurgique d’Imiter (SMI) – contre laquelle ils et elles protestaient.4 Le projet initial (2012-2015) comprenait un programme de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) dans les mines du sud-est du Maroc appartenant à la société mère.5 Bien que les résultats de cette première tentative se soient avérés au mieux mitigés, les militant·es en ont tiré de précieuses leçons sur la manière de produire l’impact auquel ils et elles aspiraient en tant que courtier·es, médiateur·trices et défenseur·euses de la justice sociale. Ces enseignements ont été réinvestis dans leur nouvelle Association pour la Promotion de la Médiation au Maroc (APMM) créée en 2017, et dans la recherche-action initiée à l’automne 2021.

Ce projet de recherche-action soulève deux types de questions essentielles à la mise en œuvre d’une transition juste au Maroc : 1) quelles sont les lois, politiques et réglementations bureaucratiques qui régissent les projets d’extraction à grande échelle et les énergies renouvelables ; et 2) comment les relations de pouvoir autour de l’extraction et des énergies renouvelables au niveau local conditionnent-elles la vie quotidienne des populations locales ? Les interactions quotidiennes qui nourrissent la politique rurale ne se déploient pas seulement au niveau local : elles jouent un rôle à plusieurs niveaux, qui vont de la reconnaissance des formes de mobilisation politique significatives pour les populations rurales, jusqu’à l’identification des nœuds d’engagement ou de résistance qui peuvent souvent influer sur le déroulement de projets particuliers. Un programme de transition juste pour le Maroc – et pour la région dans son ensemble – doit élargir son champ d’intervention au-delà du domaine de l’énergie ou de l’extraction, pour comprendre également comment les populations locales intègrent ces projets à leurs objectifs politiques plus larges. Le sud-est rural du Maroc ne constitue pas seulement une périphérie pour les pays à haut revenu (ou même des centres urbains du Maroc) qui cherchent à faire assumer les coûts environnementaux de leur transition énergétique par les pays du Sud. Il s’agit également d’un laboratoire de pratique politique qui devrait être considéré comme un point de départ pour une transition juste sur les terres arides d’Afrique du Nord, en particulier si l’on considère l’importance des régions rurales du Maroc dans la politique d’opposition du pays, au cours de la dernière décennie.6

Cette étude montre comment une cartographie des lieux et acteur·trices du pouvoir, et un compte-rendu des procédures bureaucratiques peuvent contribuer à démocratiser les connaissances sur l’extraction et la production d’énergie, dans le but de soutenir les mouvements locaux et régionaux pour une transition juste. Ce processus de cartographie se doit d’être un projet collaboratif et critique, qui implique les habitant·es des zones d’extraction, quels que soient leurs parcours, leurs connaissances spécialisées ou leur familiarité avec le langage revendicatif les mouvements sociaux dans le monde entier. Les populations locales offrent un point de vue unique sur les politiques relatives à l’extraction, d’où la nécessité de mener une analyse contextuelle approfondie sur la gouvernance rurale afin de concrétiser une transition juste. Le programme exposé ici est suffisamment général pour être applicable à d’autres contextes ; il est d’ailleurs issu de travaux de l’autrice portant sur la transition juste dans les bassins houillers des Appalaches centrales aux États-Unis. L’étude commence par décrire le contexte actuel propre à l’extraction conventionnelle et au secteur des énergies renouvelables, dans le sud-est du Maroc. Il s’agira par la suite d’exposer une méthodologie permettant d’identifier quatre canaux de continuité entre l’extraction minière et la production d’énergie renouvelable : les acteur·trices et les intérêts financiers similaires impliqué·es dans les deux secteurs ; les cadres juridiques et bureaucratiques qui régissent les deux types de projets ; les systèmes de revenus locaux ; et les revendications politiques en matière de représentation et de redistribution des richesses.

Illustration by Othman Selmi

Les diverses formes d’extraction dans le Sud-est du Maroc

L’initiative qui a mené à cette analyse ainsi qu’à la recherche-action dans laquelle elle s’inscrit, découle des continuités existantes entre l’énergie solaire et l’exploitation minière conventionnelle, identifiées plus haut. Le lancement en 2010 de la centrale solaire de Noor à Ouarzazate promettait une “rupture nette avec le passé”. La centrale solaire à concentration, a été présentée comme le projet phare du plan solaire marocain, qui visait à faire passer le pays d’une dépendance quasi totale aux combustibles fossiles importés, à une production nationale de 52 % d’énergie à partir de sources renouvelables d’ici 2030.7 Bien que cet objectif ambitieux ait été salué par la communauté internationale, de même que l’a été le virage significatif pris par le gouvernement en faveur de politiques énergétiques prenant en compte les enjeux environnementaux, les dynamiques locales et régionales se sont avérées ambivalentes et conflictuelles dès le début de la construction de la centrale Noor. Les activistes, les habitant·es et les représentant·es du gouvernement qui avaient ouvertement comparé les protestations relatives au transfert de terres, avec les mobilisations syndicales et environnementales autour de la mine de cobalt de Bouazzer, située à moins de 200 kilomètres de là, étaient profondément conscient·es que malgré un discours officiel favorable à la transition énergétique, l’énergie solaire continuait de s’inscrire dans la longue histoire de l’extraction à l’œuvre dans le sud-est aride du pays.

L’industrie de l’extraction dans cette région remonte à plusieurs siècles. La mine d’argent d’Imider a été décrite par des chroniqueurs de la période islamique classique. Durant la phase de recherches préliminaires du projet, les habitant·es de la province de Zagora ont également évoqué la possibilité que certaines mines de leur région puissent dater de la période almohade (XIIe siècle). Cependant, l’exploitation des mines modernes de la région a commencé avec le Protectorat français, et l’extractivisme agressif des spéculateurs, des industriels et des dirigeants régionaux (caïds) a imposé dans un même mouvement, les contraintes de la domination française aux Marocains du sud-est.8 Les premières recherches dans les Archives du Maroc révèlent que les revendications de prospection et d’exploitation dans cette région sont bien antérieures à l’établissement officiel du Protectorat et à la victoire militaire finale des Français à Bougafer (actuelle province de Tinghir) en 1933. L’exploitation minière était liée à des luttes autour de la nature du pouvoir que le seigneur de la région – le Pacha de Marrakech et le Grand Caid, Thami el-Glaoui – devait détenir. Certains acteurs au sein du gouvernement du protectorat préconisaient de lui permettre de régner, tandis que d’autres, beaucoup plus alignés sur les intérêts financiers européens, plaidaient pour une privatisation totale du secteur de l’extraction. Les premiers l’ont emporté, et la mine de cobalt de Bouazzer, créée en 1928 grâce à une alliance entre des investisseurs français et el-Glaoui, est devenue l’un des sites de l’archipel des mines, appartenant à la société qui allait s’appeler Managem, le holding public détenant des actions de sociétés royals majoritaires. Ces mines – à Imider, Bouazzer et Bleida – ont été le théâtre de mobilisations sociales dans les années 2010.

Retracer cette généalogie de l’extraction fut une composante importante de la recherche-action initiée à l’automne 2021, car cela permettait de mettre en lumière les idéologies de domination très anciennes qui continuent à ce jour de régir l’extraction et la gestion des ressources naturelles en général. Cela révèle également la violence des rapports de force inhérents à l’expropriation de ces ressources, au nom d’intérêts étrangers ou de ceux des élites marocaines. Même les initiatives apparemment progressistes, comme celles liées à l’énergie solaire, doivent faire l’objet d’une mise en perspective historique lorsqu’elles s’appuient sur les mêmes cadres juridiques et relations de pouvoir. Les habitant·es de la région n’ont jamais vu les décrets, contrats ou autres documents qui ont formalisé les transferts de terres et l’exportation de richesses que ces projets ont réalisé·es. Ces documents reposent dans les archives françaises ou dans les Archives du Maroc récemment ouvertes, loin des personnes qu’ils concernent. Démocratiser la connaissance de l’extraction signifie restituer les documents aux propriétaires originel·les des ressources, et dévoiler une histoire dont il faut tenir compte pour bien comprendre la dynamique sociale contemporaine des grands projets d’investissement. La nécessité de prendre l’histoire en considération s’applique quelle que soit la ressource en question : le cobalt, l’argent, l’eau utilisée pour la production commerciale de pastèques dans la vallée aride du Dra’, ou encore les terres utilisées pour héberger les infrastructures permettant de capturer l’énergie solaire. Cette histoire est également cruciale pour donner un sens aux continuités existantes entre l’extraction minière et les énergies renouvelables. C’est sur ce point que se penche la prochaine partie, dans laquelle sont révélés acteur·trices et intérêts financiers convergents, impliqués dans l’extraction et l’exploitation des énergies renouvelables.

Illustration by Othman Selmi

Convergence entre les acteur·rices et les intérêts financiers de l’extraction conventionnelle et de l’exploitation des énergies renouvelables

De nombreuses études et recherches militantes s’intéressent à la manière dont les entreprises, les institutions financières internationales et les flux de capitaux internationaux sont lié·es à l’extraction et à l’utilisation des énergies renouvelables.9 Il s’agit d’une piste importante pour comprendre comment et pourquoi les efforts de transition, loin de remettre en question les relations de dépendance enracinées dans la période coloniale, peuvent au contraire contribuer à les pérenniser. Les ressemblances qui existent entre les chaînes de production de base des combustibles fossiles et celles des énergies renouvelables sont frappantes. Les pressions géopolitiques en faveur de la transition énergétique en Europe, par exemple, ne visent pas seulement à atteindre les objectifs de décarbonisation, elles servent également des intérêts financiers axés sur la diversification des portefeuilles, et l’utilisation des énergies renouvelables comme couverture ou source d’accumulation de nouveaux capitaux.10 Même l’essor des projets d’énergie renouvelable dans la région MENA reflète la permanence des relations géopolitiques entre les gouvernements et entreprises européen·nes et les producteurs de combustibles fossiles dans la région. La disponibilité des capitaux, l’expertise en matière d’infrastructures énergétiques et l’objectif de diversification des sources de revenus mènent de nombreux producteurs de combustibles fossiles à devenir également des leaders dans le secteur des énergies renouvelables. L’une des expressions les plus claires de ce positionnement est illustrée par l’initiative Desertec, un projet visant à relier toute la rive sud de la Méditerranée – et ses déserts – au réseau européen. Bien que le projet ait été abandonné, la logique sous-jacente de Desertec inspire la politique marocaine en matière d’énergies renouvelables et d’autres initiatives régionales, telles que la production d’ “hydrogène vert”.11

Étudier ces relations, permet également d’éclairer les décisions techniques et économiques qui façonnent les politiques et les projets d’énergie renouvelable au Maroc et ailleurs. L’énergie renouvelable à l’échelle du service public est notamment présentée comme un moyen de réaliser des économies d’échelle et d’utiliser les infrastructures existantes pour acheminer l’énergie renouvelable vers le réseau. Telles étaient les justifications du choix technique du plan solaire marocain qui consistaient à mettre en avant l’énergie solaire concentrée (CSP en anglais), une technologie dont l’utilisation à grande échelle est relativement récente, et dont les perspectives financières n’ont pas été testées avant d’être sélectionnée pour Ouarzazate.12 Choisir le CSP plutôt que les technologies photovoltaïques et les énergies renouvelables décentralisées, est autant une question de centralisation du pouvoir économique et politique que d’économies d’échelle. L’énergie solaire communautaire, ou la production d’énergie à petite échelle contournant le réseau exclut les opportunités d’accumulation de capital vantées par l’approche marocaine du développement des énergies renouvelables, basée sur les méga-projets. Une telle accumulation de capital peut se produire indépendamment de la rentabilité des projets une fois lancés- les projets existants ne sont pas rentables, et l’État marocain doit toujours subventionner l’énergie produite dans ces nouveaux projets pour rendre l’énergie compétitive par rapport à l’électricité produite à partir de combustibles fossiles.13 En effet, les multiples contrats pour la construction, et dans une moindre mesure l’exploitation des centrales créent diverses opportunités de profit (ou, plus précisément, de rente). Les nombreuses sociétés qui signent ces contrats sont des filiales de sociétés de combustibles fossiles, ou au moins, elles sont financées par des capitaux excédentaires dans les pays producteurs de pétrole du Golfe (notamment en Arabie Saoudite, où se trouve Acwa power, la société qui a signé le contrat pour la première installation de Noor à Ouarzazate). Ces entreprises témoignent d’une volonté de diversifier leurs sources de profit hors des combustibles fossiles, et s’appuient sur les liens géopolitiques forts que le gouvernement marocain a noué en grande partie grâce au pétrole.

Il est essentiel de comprendre comment ces calculs géopolitiques se traduisent dans la vie quotidienne des populations. Analyser le fonctionnement de ces chaînes de production peut permettre de démocratiser les connaissances relatives aux alliances scellées entre l’État et les entreprises qui accumulent le capital extractif. Mais la collecte de données ne suffit pas : comment traduire ces relations complexes aux habitant·es, afin qu’ils et elles puissent faire le lien entre leurs réalités locales et les dynamiques à l’œuvre à l’échelle mondiale ? Au niveau local, les chaînes de production de base mondiales, peuvent sembler moins pertinentes que la manière dont les secteurs public et privé obscurcissent les rôles et les lignes d’autorité qu’ils se partagent. Le makhzen (les institutions gouvernementales associées au roi et aux non élues) et la sulta(“autorité” – en particulier imputable au  ministère de l’Intérieur et les services de sécurité) se trouvent souvent en première ligne pour réagir aux mobilisations, et assurer la stabilité de Managem. Bien qu’officiellement privée et cotée à la bourse de Casablanca, nous avons vu que cette société appartenait pourtant à l’origine à el-Glaoui, le caïd de la région, pendant le Protectorat, avant de passer aux mains de la monarchie. Lorsque les habitant·es parlent des projets comme émanant de “notre Commandant”, se référant au roi par l’ancien titre de Commandant des Fidèles, la distinction entre le makhzen et la société privée détenue par le roi devient dès lors difficile à discerner.

Cependant, il n’est pas certain que lever le voile sur ces chaînes de production mondiales soit le moyen le plus efficace pour soutenir les efforts pour une transition juste dans le sud-est rural du Maroc. Qu’il s’agisse des mines privées d’Imider et de Bouazzer, ou de l’installation d’une centrale parapublique d’énergie solaire à Ouarzazate, les revendications populaires de la dernière décennie ont porté sur l’emploi, l’investissement rural et la transparence quant aux ressources (en particulier l’eau) utilisées au détriment des populations locales. Ces revendications sont similaires d’un site à l’autre et d’une ressource à l’autre – ce sont l’expropriation de l’eau et le manque d’emplois à la mine qui sont à l’origine du sit-in qui a duré huit ans près de la mine d’argent d’Imider, tandis que les préoccupations actuelles autour de l’installation de la centrale à Ouarzazate concernent l’eau et le manque d’emplois pour les résident·es locaux.14 Bien que les estimations officielles de la consommation d’eau à Ouarzazate se situent entre 2,5 et 3 millions de mètres cubes par an, la consommation réelle semble être considérablement plus élevée, même du côté des aveux officiels. Cela est dû aux besoins élevés en eau pour le lavage des réflecteurs solaires dans un environnement désertique, et aux éventuelles inefficacités de la technologie de la turbine à vapeur utilisée dans la centrale CSP de Ouarzazate. Lors de recherches préliminaires menées à Midelt, site de la prochaine installation du plan solaire marocain, les responsables du gouvernement local ont indiqué que l’usine en construction prévoyait des technologies plus récentes et moins consommatrices d’eau, avec pour objectif de produire 300 MW de plus que l’usine de Ouarzazate, tout en nécessitant six fois moins d’eau. Au cours de l’année écoulée, les difficultés politiques rencontrées par l’actuel directeur de l’Agence marocaine pour l’énergie durable ont été attribuées par certaines voix dans le sud-est à des préoccupations géopolitiques liées aux relations tendues entre le Maroc et l’Allemagne, mais aussi à la lenteur de la réalisation du plan solaire et à son inefficacité économique, ainsi qu’à l’utilisation intensive des ressources requises pour le fonctionnement de la centrale de Ouarzazate.

Cependant, se concentrer sur un projet ou une filière en particulier peut masquer les similitudes existantes entre le secteur des énergies renouvelables et celui de l’extraction conventionnelle. Une approche de la transition juste basée sur les lieux permet d’élargir notre champ d’action, et de couvrir l’ensemble des ressources et des stratégies nécessaires au contrôle de ces grands projets, indépendamment du produit de l’extraction. Au Maroc, ces stratégies sont centrées sur le contrôle de la propriété collective des terres, qui a sans doute constitué l’un des enjeux cruciaux dans les régions rurales du pays (et dans certaines zones urbaines) au cours des deux dernières décennies. Cette approche plus large replace l’extraction des ressources dans le contexte des politiques globales relatives aux ressources, en particulier celles réservées à la terre et à l’eau. Au-delà des sociétés d’extraction et des entrepreneurs d’énergie renouvelable, les acteur·trices en jeu comprennent des investisseurs agricoles exportateurs qui se disputent l’eau, ainsi que des membres de collectivités ethniques ou d’autres groupes sociaux en proie à des griefs de longue date. Il ne s’agit pas d’une recherche documentaire, car la présente démarche nécessite un engagement prolongé avec les populations locales, afin d’observer par quels moyens celles-ci mobilisent leurs liens avec les acteur·trices étatiques, ou avec d’autres autorités. Conclure des alliances de recherche et de militantisme avec divers groupes dans les régions entourant ces mégaprojets est une façon de comprendre ces politiques locales complexes. Cette approche évite de parler de l’impact des projets sur “la communauté”, en rejetant l’idée qu’il existe une communauté locale unique, et s’intéresse activement aux divergences de perspectives et de positions.

Illustration by Othman Selmi

Conflits autour de la terre et politique des ressources dans le contexte juridique et bureaucratique

Qu’il s’agisse de l’extraction conventionnelle ou de l’exploitation des énergies renouvelables, les dynamiques de l’extractivisme deviennent plus claires et abordables pour les habitant·es des régions rurales, lorsque le sujet concerne les lois et les procédures bureaucratiques utilisées pour mettre en œuvre un projet particulier dans leur région. Certes, les histoires des projets structurants (méga-projets) dans le sud-est du Maroc divergent considérablement, que ça soit du côté de la mine de cobalt de Bouazzer, inaugurée en 1928 avant même que les Français n’aient assuré le contrôle militaire de toute la région, ou du côté du discours de renouveau orienté vers un avenir mondialisé sur lequel repose le plan solaire. Pourtant, l’exploitation minière et les projets d’énergies renouvelables sont concentrées dans les mêmes espaces, et déploient le même arsenal législatif et bureaucratique pour sécuriser les ressources nécessaires à l’extraction. Au-delà des ressources tangibles telles que la terre, les métaux ou les minéraux, ces ressources incluent aussi les investissements publics dans les infrastructures – les routes nécessaires au transport des matériaux et à l’acheminement des ressources extraites – et le pouvoir de l’État qui endigue la dissidence populaire. De la période coloniale à nos jours, l’histoire de l’exploitation minière révèle une continuité frappante dans la manière dont les richesses sont extraites des régions les plus pauvres du pays, sans réinvestissement significatif dans les infrastructures sociales et économiques.

Les histoires du Maroc moderne critiquent la fragmentation territoriale opérée par les colonisateurs, qui créa une fracture entre un centre “utile” qui captait les ressources et le “développement”, et une périphérie “inutile” et donc négligée. Ces termes esquissent une description particulièrement explicite du capitalisme extractif, commun à tous les contextes coloniaux. Cependant, une telle binarité ne permet pas de saisir entièrement les modalités de l’investissement des États coloniaux et indépendants au sein des marges rurales du Maroc. Les infrastructures et autres investissements économiques dans les périphéries rurales ont permis d’extraire des ressources et de la main-d’œuvre au profit de populations situées ailleurs. Le sud-est du Maroc était – et demeure – en ce sens très certainement “utile” : la question est de savoir qu’est-ce qui est utile, et pour qui. Comprendre comment les histoires d’extraction se croisent avec la gouvernance foncière, les politiques agricoles et le pouvoir de l’État dans le sud-est révèle comment des stratégies similaires sont utilisées pour garantir l’accès de l’État ou des entreprises à toutes sortes de ressources.

Il est important d’identifier les continuités dans les règles et procédures régissant les projets miniers et les projets d’énergie renouvelable, car cela permet de documenter l’ensemble des mécanismes d’expropriation. Certains de ces mécanismes sont enfouis dans le langage compliqué des réglementations et des procédures administratives, demeurant hors d’accès pour les populations locales. En parallèle, l’analyse des cadres bureaucratiques peut éclairer les possibilités de faire des réclamations, élargissant ainsi la palette d’outils politiques à la disposition des habitant·es vivant au près des projets d’extraction. Le cadre juridique et bureaucratique contemporain de l’exploitation minière au Maroc a été influencé par l’expansion mondiale de l’exploitation des métaux rares, en particulier par les efforts déployés pour appliquer de nouvelles technologies afin de rendre les anciennes exploitations à nouveau viables, par la ruée vers des sources stratégiques de métaux rares, si essentiels au secteur technologique, ainsi que par la production d’énergie renouvelable.15 Ces nouveaux instruments de valorisation de l’extraction sont clairement visibles dans le nouveau code minier du Maroc de 2015. Le code fournit un cadre juridique détaillé pour encourager davantage d’investissements dans l’extraction de métaux et de minéraux – au-delà du secteur dominant du phosphate – en partant du principe qu’une trop lourde réglementation ferait obstacle au plein développement de l’extraction.16 L’extraction conventionnelle n’est donc pas un secteur “hérité”, un antécédent dépassé des énergies renouvelables qui disparaîtra avec l’abandon des combustibles fossiles : au contraire, l’extraction s’intensifie pour répondre aux besoins accrus en métaux rares, indispensables à la production d’énergies renouvelables. En outre, les énormes complexes associés au plan solaire nécessitent des matériaux de construction standard et des intrants à forte intensité de carbone, tels que de vastes réseaux routiers bitumés et des infrastructures de transmission à haute tension.

Les efforts visant à développer le secteur minier et les énergies renouvelables au Maroc se déploient en parallèle à la stratégie de développement agricole du pays ayant eu cours lors des dix dernières années (le Plan Maroc Vert). La philosophie directrice de ce plan était de cartographier chaque zone agro-écologique du pays, afin de renouveler la promotion de l’agriculture d’exportation au profit des intérêts commerciaux plutôt que des petit·es agriculteur·trices.17 Dans le sud-est, le Plan Maroc Vert a favorisé la croissance de grandes exploitations agro-industrielles de dattes, de pommes et de pastèques qui se disputent l’eau et les terres avec les mines et les installations d’énergie renouvelable. Cette concurrence met à mal les populations locales, qui ont une capacité limitée à défendre leurs droits fonciers ou à assurer leurs propres moyens de subsistance. Les chercheur·euses étudiant les procédures juridiques et bureaucratiques à l’origine des politiques extractivistes doivent leur regard de la récente vague de législations et de facilités d’investissement dans des secteurs émergents comme l’énergie solaire ou les métaux rares. Il est également nécessaire de tenir compte des politiques agricoles, nouvelles et anciennes, ainsi que des cadres juridiques archaïques et ambigus régissant l’accès à la terre et à l’eau. Dans ce domaine, le large pouvoir discrétionnaire accordé aux autorités étatiques par les politiques coloniales visant à faciliter l’expropriation profite encore aujourd’hui à de puissant·es acteur·trices. L’autorité de l’État utilise ce pouvoir pour s’approprier rapidement et discrètement des terres ainsi que d’autres ressources.18

Ainsi, bien que chaque forme d’extraction soit de nature distincte, les cadres bureaucratiques communs régissant l’accès à la terre et à l’eau et l’extraction des ressources naturelles condamnent ces ressources à la même dynamique politique. Toutefois, de la même manière que les cadres législatifs relatifs à la terre et à l’eau ont été utilisés pour déposséder les populations locales, les activistes se demandent également s’il existe des points d’entrée pouvant être utilisés par les citoyen·nes pour contester la façon dont les projets d’extraction sont mis en œuvre sur le terrain. Cela nécessite une organisation soutenue, et une démocratisation des connaissances nécessaires à l’utilisation des codes juridiques pour mener à bien une politique d’opposition. L’appropriation des droits du sous-sol par l’État ou les entreprises est difficile à contester : comme dans la plupart des pays du monde (les États-Unis constituent une exception notable, si l’on omet les problématiques concernant les peuples autochtones d’Amérique du Nord), l’État marocain revendique la souveraineté et la propriété du sous-sol. Alors que l’État colonial français revendiquait également le domaine public sur l’eau au Maroc, les droits sur l’eau sont aujourd’hui complexes et soumis à différentes strates de droit positif, formellement islamique et coutumier. Les mobilisations sociales telle que l’occupation de la mine d’argent d’Imider ont mis en évidence l’épuisement et la contamination de l’eau, mais les revendications de souveraineté sur les ressources naturelles et les richesses extraites n’ont pas occupé une place significative dans les mouvements sociaux marocains.

Les terres de propriété collective ont également été le lieu de contestations contre les projets d’extraction. L’installation solaire de Ouarzazate, par exemple, s’est basée sur les lois coloniales pour exproprier les terres collectives afin d’acquérir sa parcelle de 3 000 hectare.19 Ce cadre juridique est utilisé pour régir le transfert de propriété de toutes les terres collectives du Maroc. Mais à l’instar du Plan Maroc Vert et du Code minier de 2015, une nouvelle loi sur les terres collectives a également été adoptée en 2019 pour faciliter l’investissement privé et l’expropriation de terres jugées sous-utilisées, à des fins de développement national.20 Les problématiques insolubles liées aux terres détenues collectivement font l’objet de débats depuis des décennies au Maroc. Il est difficile de déterminer qui possède des droits sur ces terres, et les partisan·nes de la privatisation affirment que la propriété collective empêche l’investissement. Ces problèmes ont été instrumentalisés pour justifier la loi de 2019, qui rationalise ostensiblement la gestion collective des terres. Cependant, les recherches préliminaires révèlent une crainte généralisée qui porte sur le fait que cette loi ne fasse qu’accélérer le transfert de terres pour des projets d’investissement à grande échelle, ainsi que l’imposition de logiques de marché sur des terres qui n’ont jamais été soumises à la vente.

Pour identifier les corps de loi et les procédures administratives spécifiques régissant un projet donné, il faut plonger dans divers domaines du droit, dont certains sont directement liés à la ressource extraite tandis que d’autres régissent plusieurs ressources, ainsi que dans l’administration des collectivités locales, la fiscalité et la budgétisation. Ces domaines sont complexes et difficiles à pénétrer, même pour les universitaires ou les militant·es les plus expérimenté·es, sans expertise juridique ou fiscale. Ils ne stimulent pas l’imaginaire populaire comme le font les mobilisations sociales. Et cela peut sembler discutable de développer des outils d’éducation populaire qui soient axés sur des spécialités apparemment obscures du droit. Cependant, l’expérience de l’organisation des industries extractives en Amérique latine et ailleurs, indique que ces mécanismes juridiques et bureaucratiques peuvent ouvrir la voie à la résistance populaire ou à l’engagement civique.21 L’essor de la mobilisation de la société civile au Maroc autour des enjeux de décentralisation, de transparence et d’État de droit, notamment au sein d’une poignée d'”observatoires” situés dans les zones rurales et les petites capitales régionales, témoigne d’un potentiel similaire. Démocratiser la connaissance des cadres juridiques et bureaucratiques est important en soi, mais cela peut également constituer un outil pour présenter des demandes de restitution ou de responsabilité, même si ces voies d’ouverture sont restreintes et que le changement se produit progressivement sur de longues périodes.

Illustration by Othman Selmi

Pourquoi les taxes jouent un rôle important, ou un argument en faveur des réparations

Une analyse similaire peut s’appliquer au recensement des procédures et pratiques d’allocation des revenus provenant des industries extractives et des énergies renouvelables. Les débats publics sur les coûts et les avantages de la centrale solaire de Ouarzazate et des mines du sud-est se sont concentrés sur les trois principales conséquences que peuvent avoir ces projets sur les populations locales : l’impact environnemental et l’emploi, ainsi que d’autres impacts directs dépendant de l’entreprise ou de l’entrepreneur. Cela a eu tendance à limiter le cadre de la discussion aux coûts et avantages des opérations directes des projets, et aux programmes de RSE de chaque site, qui demeurent similaires dans les industries extractives et les énergies renouvelables. Dans le cas du projet Noor, l’Agence marocaine pour l’énergie solaire (MASEN) a d’abord réagi aux tensions, en adoptant des mesures ad hoc, avant de lancer un programme formel de développement communautaire porté par AgriSud, une ONG française chargée de coordonner les initiatives de développement agricole dans la commune entourant l’usine. Mais au fil du temps, alors qu’elle devenait l’Agence marocaine pour l’énergie durable (le changement a pris effet en 2016, réorientant ses activités vers le financement et le transfert de technologie), MASEN s’est progressivement éloigné de l’implication directe dans les programmes de RSE. À Ouarzazate, c’est Acwa Power, le maître d’œuvre saoudien, qui est désormais chargé des relations communautaires et des initiatives de RSE. La controverse politique qui a entouré MASEN en 2021, manifestement liée à la lenteur de la mise en œuvre du plan solaire, aux problèmes de financement liés à la pandémie de la COVID-19 et aux inefficacités opérationnelles, a également atténué la visibilité de la RSE dans le plan solaire. Pour Managem, les troubles autour des mines de Bouazzer et d’Imider – et, comme le montrent les recherches préliminaires, autour d’autres mines relevant du portefeuille de la société – sont apparus à peu près au même moment que ceux liés à l’installation solaire de Ouarzazate. Un programme de RSE à deux volets a été l’une des réponses de l’entreprise et des autorités du ministère de l’Intérieur chargées de sécuriser les sites, dans l’intérêt de l’ordre social général. Le premier volet, un Programme d’urgence (2012-2013), visait à apaiser les tensions avec les habitant·es d’Imider, même s’il représentait également un effort de la part de l’entreprise pour occulter  l’occupation très visible du Mont Alban. Un Plan stratégique plus large (2013-2016) a impliqué toutes les mines de Managem dans le sud-est du Maroc, et a inclus un processus d’évaluation des besoins avec chaque commune. Ce processus a permis d’établir une liste de projets pour lesquels les administrations communales devaient fournir des fonds de contrepartie, provenant généralement des ministères associés à l’intervention (notamment l’Éducation et la Santé publique). Les discussions avec les participant·es du comité de coordination et des administrations communales, ont révélé une expérience mitigée, mais aussi le sentiment d’avoir beaucoup appris du processus de dialogue avec l’entreprise et les autorités gouvernementales.

Cependant, toutes ces initiatives constituent par définition des interventions volontaristes et limitées, comme c’est le cas pour les programmes de RSE. Elles n’impliquent aucun dialogue structurel ou systématique sur la manière dont l’extraction s’inscrit dans le développement rural à long terme ou dans les relations entre les habitant·es, l’État et le secteur privé. Les pratiques quotidiennes des autorités locales et les systèmes de revenus peuvent constituer un terreau plus propice aux revendications relatives à la redistribution des richesses, au maintien de l’investissement et à l’implication des habitant·es dans l’allocation des ressources. Ici, l’écart entre la politique et la pratique est considérable, comme c’est aussi le cas dans le paysage changeant, des réformes de décentralisation du régime fiscal historiquement centralisé du Maroc. Dans les étapes initiales du “projet avancé de régionalisation”, appellation officielle du processus que le roi Mohamed VI a entamé après son arrivée au pouvoir en 1999, les revenus des taxes sur l’extraction revenaient entièrement aux gouvernements régionaux, et non aux communes ou provinces locales. Le Code minier de 2015 a modifié cette répartition et, actuellement, 50 % des recettes fiscales de la production minière sont allouées aux régions et 50 % aux communes. La connaissance de ce changement est inégale, car il existe une confusion généralisée parmi les habitant·es et certain·es responsables communaux·ales quant aux dispositions du nouveau Code minier déjà applicables, et vis-à-vis de leur date d’entrée en vigueur. Ce nouveau régime d’allocation soulève toutefois des interrogations, et offre de nouvelles possibilités pour évaluer dans quelles mesures les différents projets sont liés à la planification du développement économique local et à la fourniture de services, tout en intégrant des discussions plus larges sur la quantité de richesses qui sont extraites de certaines des communes les plus pauvres du pays.

Dans de nombreux espaces sacrifiés, telles que les bassins houillers des Appalaches aux États-Unis, les régimes d’impôts fonciers et de revenus concessionnaires offerts aux entreprises extractivistes d’un secteur, créent une dépendance au sentier, par laquelle de nouvelles formes d’extraction succèdent aux précédentes, dans la mesure où elles peuvent profiter des systèmes de revenus prévus pour d’autres ressources.22 À long terme, cela induit un investissement minimal dans les infrastructures ou la diversification, en raison de la diminution des bases d’imposition ou du manque de capacité ou de volonté des responsables locaux·ales, et même de certains militant·es, d’exiger des mesures de redistribution qui acheminent des ressources responsables et transparentes vers les zones d’extraction. Cela peut sembler inconcevable d’exiger des réparations pour des décennies, voire des siècles, d’extraction et de dépossession opérées au profit d’autrui.

Les recherches sur les mécanismes de cette dépendance dans le contexte marocain n’en sont qu’à leurs balbutiements, mais la description des systèmes de revenus pour les populations mitoyennes de ces projets constitue une étape importante pour la démocratisation des connaissances sur le lien entre la richesse extraite, et la redistribution sous forme de revenus gouvernementaux ou d’investissements. Au départ, il ne s’agissait que d’un travail descriptif dans le contexte du Maroc – il s’agissait plus exactement de documenter les niveaux de production au fil du temps, les taxes payées et les revenus alloués aux communes où les projets sont situés – mais l’essor d’une littérature académique sur l’effet de la dépendance aux ressources sur la croissance économique, sur la transparence du gouvernement et d’autres mesures du bien-être, indique l’existence d’autres pistes pour élargir la recherche aux impacts de l’extractivisme sur les habitant·es et les économies politiques régionales.23 La description empirique des effets de richesse et de l’impact économique de l’extraction, n’offre pas en soi un aperçu structurel de la dépossession historique associée à l’extractivisme, mais elle peut fournir néanmoins un outil de plus pour l’organisation et la revendication. Une telle recherche appliquée s’appuie sur les stratégies des activistes de la société civile pour participer et contester la politique locale, dans le but d’obliger l’État à tenir ses propres promesses en matière d’État de droit et de transfert de la responsabilité fiscale aux communes locales. Si  “on ne détruit jamais la maison du maître avec les outils du maître“, la compréhension et l’utilisation de ces cadres administratifs peuvent élargir toutefois, l’espace de participation populaire et de revendication autour des projets d’extraction et de production d’énergie.

L’engagement d’experts fiscaux et de juristes peut être nécessaire pour donner un sens à ces réglementations pour les militant·es et les chercheur·euses, mais les stratégies d’éducation populaire sont essentielles également pour les traduire au grand public. Outre les procédures formelles d’allocation des revenus, il s’agit de comptabiliser les dépenses directes et en nature, associées aux projets d’extraction ou d’investissement supportées par les gouvernements locaux, les richesses générées et exportées, et les richesses restituées sous forme de recettes fiscales, d’emplois et d’autres effets multiplicateurs (positifs ou négatifs). Il s’agit d’un exercice hautement politique, qui implique de définir des méthodes pour comptabiliser les externalités ou les services écosystémiques qui tentent de quantifier des valeurs dont la plupart sont par nature non quantifiables, y compris pour les responsables historiques de ces ressources. Les variations de cette comptabilité coûts-avantages dans d’autres contextes locaux et pour d’autres ressources, révèlent également que l’analyse peut s’avérer très différente lorsqu’elle est menée non pas à l’échelle nationale mais aux échelles locales et régionales, qui sont au cœur de l’approche défendue ici.24 Des mines représentant parfois une part relativement faible de l’économie globale du pays peuvent avoir un impact transformateur sur les socio-écologies et les relations de pouvoir régionales et locales. La prise en compte de cet impact transformateur est souvent rejetée en raison de son caractère profondément local, en considérant qu’il s’agit de demandes déraisonnables, émanant de populations locales non informées qui devraient être seulement prêtes à assumer le coût inévitable d’une transition nécessaire. Une transition juste ne dépend pas simplement de la reconnaissance de ces demandes ou d’une meilleure répartition des bénéfices générés par l’exploitation des énergies renouvelables, mais aussi de la réparation des vagues précédentes de dépossession et de désinvestissement. Une transition juste implique également de repenser pourquoi et comment ces régions se voient demandées de porter une fois de plus, le fardeau de l’approvisionnement des riches consommateurs étrangers.

Illustration by Othman Selmi

Mobilisation sociale et revendications politiques communes autour de l’extraction et des énergies renouvelables

Pour les défenseurs d’une transition juste, la similitude qui existe entre les mobilisations sociales dans les secteurs de l’exploitation minière et les projets d’énergies renouvelables, a constitué un premier indicateur révélant que les inégalités observées depuis toujours dans le secteur de l’exploitation minière, pourraient être reproduites dans le secteur des énergies renouvelables. Dans le sud-est marocain, les participant·es aux manifestations et les responsables ont ouvertement établi ces comparaisons lors des protestations autour du projet Noor et ceux relatifs aux mines de la région. Une analyse structurelle de ces concordances se doit d’aller au-delà de la constatation du simple fait que les populations rurales ont toujours été marginalisées, et continueront d’être dépossédées, par les politiques dominantes de la production d’énergie renouvelable. Il s’agit certes d’une observation importante, mais elle ne répond pas à la question de savoir pourquoi les histoires de dépossession se répètent. Elle ne prend pas non plus en compte la capacité d’action des populations rurales, et ne rend pas compte de leur relation souvent ambivalente avec l’extraction ou la production d’énergie.

Les deux types d’extraction (énergie renouvelable et exploitation minière) peuvent creuser les inégalités de multiples manières. En ce sens, le projet de recherche-action mené dans le sud-est du Maroc, initié à l’automne 2021, se concentre sur 1) les processus qui naturalisent et perpétuent une économie politique régionale dépendante de l’exportation de richesses, avec un réinvestissement minimal dans les structures sociétales locales ; et 2) les discours dominants qui affirment que les populations locales marginalisées doivent “sacrifier” leurs ressources ou leur bien-être pour le développement national, ou pour les bienfaits d’une transition énergétique à faible émission de carbone. En parallèle, une analyse empirique ne part pas du principe que l’extraction constitue le seul – ou même le plus important – moteur de la politique locale ou régionale. Les deux types de projets s’inscrivent dans une mosaïque complexe de revendications politiques qui vont au-delà de l’exploitation minière ou de l’énergie. La politique rurale, comme toute autre politique, est multidimensionnelle, et les citoyen·nes intègrent ces projets dans des aspirations et des priorités différentes, souvent concurrentes. L’analyse de ces diverses revendications permet de clarifier comment et pourquoi les habitant·es des régions rurales choisissent d’investir certains canaux de mobilisation plutôt que d’autres, et pourquoi ils et elles répondent par d’autres formes d’expression politique plutôt que par la mobilisation ouverte.

En appréhendant le contexte plus large des politiques d’extraction, on reconnaît la nature parfois écrasante du pouvoir de l’État et des entreprises, mais on ne peut présumer que la relation des habitant·es avec l’industrie de l’extraction mènera à une issue prédéterminée. Les populations locales n’exercent pas seulement une action dans leur capacité à résister ou à répondre, elles négocient également ou utilisent les projets à grande échelle pour élaborer leurs propres projets politiques. Cette approche reconnaît également la possibilité de dissensions ou de différences internes parmi les acteur·trices de l’État et des entreprises, et considère l’importance de leurs propres univers moraux.25 Peu de personnes vivant dans et autour de l’extraction au Maroc décrivent des acteur·trices ou des institutions comme purement “bon·nes” et “mauvais·es”, ce qui reflète les impératifs concurrents et les complexités morales associées à ces projets. Ces complexités produisent des impulsions d’action diverses et multiples parmi les habitant·es et les travailleur·euses, dont les critiques ou les objectifs peuvent ne pas s’accorder facilement – voire pas du tout – avec le cadre du mouvement social.26

Les réponses populaires à l’extraction sont également diverses, et peuvent aussi bien se matérialiser par des mouvements de résistance organisés que par une fracture sociale pouvant mener à un conflit violent. Dans le sud-est du Maroc, l’occupation d’Imider a captivé l’imaginaire de nombreux Marocain·es et observateur·trices internationaux, par la combinaison savante mais aussi culturellement ancrée d’éléments de langage coutumiers et de discours de résistance mondialisés. Les protestations à la mine de cobalt de Bouazzer ou à l’usine Noor ont été tout aussi intelligibles pour les activistes locaux·ales que pour les observateur·trices extérieur·es du mouvement social. Cependant, il ne s’agissait que d’une poignée de réponses parmi tant d’autres, parfois moins facilement appréhendables pour celles et ceux qui n’étaient pas familier·es avec la pratique de la politique rurale dans le sud-est marocain.

L’intégration de l’extraction dans des revendications plus larges concernant la terre, le contrôle des ressources et la représentation politique fait apparaître de multiples formes de pratiques politiques, en particulier dans les régions peu enclines aux mouvements sociaux ou à la résistance ouverte.28 Même les échecs – des projets d’extraction ou des mobilisations sociales – peuvent “produire de la politique”, en permettant aux populations locales de bâtir des alliances ou des expertises et en alimentant leurs divers projets politiques.29  Ainsi, bien que le camp d’occupation d’Imider ait été démantelé en 2020, l’effort de près de dix ans qu’a représenté cette mobilisation peut difficilement être considéré comme un échec. Il s’agit d’une forme d’expression politique parmi d’autres qui a modifié le déroulement de la politique locale et communale autour de la mine, comme en témoigne la relève politique des jeunes élus lors des deux dernières élections communales. Les habitant·es peuvent travailler sur des échelles de temps et selon des aspirations qui diffèrent de celles des mouvements pour la justice climatique. Tout comme l’extraction peut engendrer une “violence lente”, les considérations environnementalistes des populations défavorisées ou autres réponses politiques peuvent elles aussi se déployer sur le temps long.30

Cette approche permet également d’éviter de porter un jugement prématuré sur la manière dont les habitant·es devraient réagir à l’extraction. Leurs aspirations au développement et aux emplois qu’un projet à grande échelle pourrait leur apporter, et le lien émotionnel avec les personnes et les identités associées à l’extraction peuvent nuancer les critiques d’un tel projet.31 Des recherches préliminaires sur les conflits liés aux ressources dans les zones rurales du Maroc indiquent que l’exploitation minière et les énergies renouvelables creusent les inégalités, mais aussi que les populations peuvent utiliser ces conflits pour imaginer et expérimenter un autre type de politique ou d’approche de gouvernance rurale. Ce nouvel imaginaire peut être considéré comme une “politique émergente des biens communs”, qui inclut des formes d’action politique qui ne s’inscrivent pas dans un type de mobilisation particulière.32 En d’autres termes, les défenseur·euses d’une transition juste doivent être attentif·ves aux divers objectifs des populations locales, et reconnaître leur forme d’action privilégiée plutôt que d’utiliser un cadre d’analyse prédéterminé qui priorise les mouvements sociaux organisés.

Même la résistance peut ne pas se conformer aux discours environnementaux dominants, comme le démontre certains groupes qui s’appuient sur des pratiques coutumières ou apparemment apolitiques, pour articuler leurs revendications politiques.33 Cette mobilisation sociale “sans mouvement” peut représenter un ensemble d’approches efficaces et culturellement résonnantes pour aborder les problématiques liées à l’extraction, qui garde en tête les relations complexes entre les habitant·es et les projets à grande échelle, d’ailleurs peu d’entre elles et eux veulent les rejeter d’emblée; la majorité tente plutôt de réimaginer les modes de fonctionnement de ces projets et à qui ils pourraient profiter. Le parcours de recherche et d’activisme de l’équipe menant cette étude dans le sud-est indique que les discours de justice environnementale ne trouvent pas d’écho auprès de nombreux·ses habitant·es de la région. La force de l’analyse dans laquelle l’équipe s’est engagée réside dans sa prise en compte des diverses formes d’action politique qui rendent les revendications pour une transition juste plus tangibles – en considérant celle-ci comme une rencontre concrète et “localisée”, qui n’a pas besoin de ressembler à d’autres mouvements de justice environnementale pour promouvoir une transition juste. Toutefois, cette approche ne souhaite ni remplacer ni constituer un argument contre les mouvements sociaux formels. Elle met en valeur plutôt une reconnaissance globale et critique de la nécessité de valoriser diverses formes de pratiques politiques.

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Conclusion

Si l’on considère le pouvoir apparemment écrasant détenu par l’État, les entreprises et les institutions financières internationales, il peut sembler naïf d’avoir recours aux procédures et à la loi régissant le niveau local ou régional, pour influencer les modalités de l’extraction. Cette approche seule, ne permettra pas de mettre en œuvre une transition énergétique ou économique juste pour les Marocain·es – ou pour les citoyen·nes d’autres pays – qui ont été dépossédé·es par des vagues successives et apparemment persistantes de politiques extractivistes. Il s’agit toutefois d’une étape cruciale pour sensibiliser et mobiliser les habitant·es vivant avec la réalité complexe de l’extraction, qui demeure à la fois source de dépossession et de développement. Démocratiser les connaissances sur l’extraction, en tant que mode de gouvernance qui englobe à la fois l’exploitation minière et les énergies renouvelables, est une façon de considérer les personnes qui subissent les effets de l’extraction, comme des partenaires égaux·ales dans les mouvements sociaux, qu’ils et elles adoptent ou non les cadres établis de la résistance ou de la justice climatique. Pour les chercheur·euses comme pour les militant·es, respecter les différents modes de pratique politique signifie s’engager dans un processus de travail critique vis-à-vis des cadres discursifs que les populations locales adoptent. Au-delà des enjeux entourant l’extraction, comprendre l’histoire et la dynamique sociale d’un lieu permet de déconstruire l’extraction, et de remettre en question sa position de seule force politique capable de façonner la vie des populations, dont les actions se déploient parallèlement aux relations de pouvoir déséquilibrées qui accordent aux entreprises et aux organismes publics une position dominante dans ces dynamiques.

Cependant, bâtir des stratégies de transition juste, basées sur les lieux ne consiste pas seulement à s’engager dans la durée avec les résident·es locaux·ales, en respect avec leurs conditions. Une telle approche permet également de consolider les bases d’une solidarité avec d’autres mouvements et stratégies locales, où les modèles d’action et de mobilisation ayant porté leurs fruits, peuvent être utilisés et adaptés à de nouveaux contextes, favorisant ainsi un renforcement mutuel. De ce point de vue, les critiques virulentes, les stratégies sur le temps long et les visions à long terme des activistes et des habitant·es du sud-est marocain constituent un vecteur essentiel de transition juste au Maroc et en Afrique du Nord, au même titre que tout autre mouvement de justice climatique.

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